Labour / Le Travail
Issue 88 (2021)
Reviews / Comptes rendus
Vijay Prashad, Une histoire politique du tiers-monde, (Montréal : Écosociété 2019)
Une histoire politique du tiers-monde de Vijay Prashad relate l’histoire du projet politique du tiers-mondisme avec érudition et style. La richesse de cette histoire est démontrée, tout comme son occultation par ce qui fut trop longtemps considéré comme les deux « premiers mondes ». Les chapitres de la première section présentent les conférences internationales qui ont participé à solidifier l’espace géopolitique du tiers-monde, entre autres celles de Bruxelles, Bandung, Buenos Aires et La Havane. Ceux de la deuxième section racontent les écueils de différentes luttes anticoloniales ou nationales, d’Alger à Bali, en passant par Caracas, Tawang et d’autres lieux. La dernière section revient sur des moments plus sombres de l’histoire du tiers-monde, en relatant le déclin du projet à la suite d’attaques néolibérales et de tentatives socialistes échouées.
Si les deux blocs occidentaux – soit les États-Unis et l’ex-URSS – se disputaient l’attribution du « troisième monde » dans leurs girons sociopolitiques, Prashad révèle avec justesse l’agentivité des pays du Sud global dans l’établissement d’un ordre et d’institutions multilatérales. Il souligne notamment leur « ténacité sans borne » dans la création « d’institutions de justice plutôt que par de simples déclarations d’intentions » (39). Alors que la littérature insiste trop souvent sur l’influence et le pouvoir des pays occidentaux dans la sphère de la politique internationale, Prashad remet de l’avant le rôle des pays du tiers-monde dans l’établissement de réseaux de solidarité transnationaux, mais aussi dans la création d’institutions formelles comme l’Organisation des Nations unies (onu). Ce livre nous rappelle d’ailleurs l’importance qu’avait prise l’onu pour des militants anticoloniaux à la suite de l’échec de la Société des Nations, organisation impériale par excellence (58).
Prashad démontre que le projet tiers-mondiste était politique, solidaire et réfléchi comme un « nationalisme internationaliste » (italique dans le texte) (40). Ce projet, mené par des militants et militantes, des universitaires et des figures politiques de multiples horizons et pays, « unissait ces camarades dissemblables » (27). En bâtissant un ensemble cohérent, bien que politiquement différent, les leaders tiers-mondistes ont doté l’anticolonialisme d’un langage propre et d’un éthos politique qui perdure à ce jour. Malgré les déboires du projet, il n’en fut pas moins porteur de sens pour le présent et le futur. Cette anthologie historique fait plus que d’établir les fondements historiques du tiers-mondisme, elle en rétablit l’importance historique pour la politique et les mouvements sociaux actuels.
Quelques angles morts méritent toutefois d’être mentionnés. Premièrement, bien que certaines luttes pour les droits des femmes et certaines leaders révolutionnaires ou intellectuelles soient mentionnées à travers le livre, notamment dans le chapitre sur Le Caire (82), les relations de genre et le rôle des femmes dans l’établissement du projet et des luttes anticoloniales du tiers-monde (notamment en Afrique) sont sous-représentés. Si « l’impérialisme rendait presque impossible toute avancée pour les femmes » (89), les intersections avec le patriarcat, la masculinité et les relations raciales au sein des mouvements révolutionnaires et des gouvernements socialistes ne sont pas abordées comme importantes dans l’établissement d’une praxis politique tiers-mondiste. Dans les quelques passages où Prashad s’y intéresse, il demeure souvent au niveau de « la question des femmes » (91), qui se limite généralement à l’enjeu très restreint des droits des femmes. De plus, la participation des femmes de différents pays comme groupe social – et non seulement par la présence individuelle de quelques leaders – est peu détaillée. De la même manière, les luttes anticoloniales et anti-impérialistes des populations autochtones d’Amérique latine, d’Amérique du Nord et d’Australie, par et pour le tiers-monde, sont aussi marginalisées dans l’histoire politique du tiers-monde racontée par Prashad.
Deuxièmement, l’Afrique sub-saharienne comme espace géographique de luttes anticoloniales et comme berceau d’approches de la décolonisation de l’esprit n’obtient pas une juste place dans cet ouvrage pourtant très ambitieux. Le continent devient ainsi un satellite du projet politique tiers-mondiste. Mis à part le chapitre sur l’expérience ratée du socialisme agraire en Tanzanie (230), les mentions sont sporadiques, notamment avec Lamine Senghor (52), le parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (92), le soudanais Mohamed Ahmed Mahgoub (123) ou l’empereur éthiopien Hailé Sélassié (135). De plus, le panafricanisme comme mouvement d’émancipation collective (53) ou les relations entre Cuba et l’Afrique (144) ne sont que brièvement mentionnés. Enfin, l’une des luttes anticoloniales et tiers-mondistes ayant eu le plus de résonance à l’onu et dans le monde, soit le soulèvement populaire mené par Thomas Sankara au Burkina Faso au début des années 1980 et son assassinat subséquent, n’est couverte que rapidement, et seulement en tant que révolution considérée comme « moins connue » (325).
Finalement, de manière générale, bien que la notice bibliographique annonce un ouvrage « postcolonial », il s’agit davantage d’un ouvrage historique sur les luttes anticoloniales que d’une réflexion théorique postcoloniale. Bien que puisant abondamment dans Aimé Césaire et Frantz Fanon, et bien que mentionnant le « mépris » et la « condescendance » (36) à l’égard des pays du Sud global ou le « préjudice structurel que subissait le tiers-monde » (137), la racialisation des relations sociales entre peuples et la suprématie blanche ne sont pas soulignés comme éléments majeurs dans le projet tiers-mondiste. Or, le racisme systémique et la colonialité du pouvoir ont beaucoup à voir à la fois avec l’élaboration du projet, avec les multiples tentatives de destruction du mouvement anticolonial, ainsi qu’avec les difficultés à faire adopter des positions politiques dans les forums internationaux. Il est pourtant mentionné – donc reconnu par l’auteur – que le colonialisme n’était pas un simple projet politique et économique, mais qu’il « laminait l’assurance culturelle des colonisés » (115) et « empêchait l’interaction dynamique des formes culturelles » (115). Au-delà de Césaire et Fanon, mentionner des auteurs et autrices de la décolonisation du savoir (Felwine Sarr, Sabelo Ndlovu-Gatsheni, Ngugi wa Thiong’o, Gayatri Chakravorty Spivak) et de la colonialité du pouvoir (Arturo Quijano, Nelson Maldonado Torres, Walter Mignolo, María Lugones) aurait apporté un angle intéressant non seulement sur comment le néolibéralisme a participé à taire le projet tiers-mondiste, mais aussi sur la racialisation du capitalisme comme processus de marginalisation, et sur la dévalorisation des histoires non occidentales dans nos récits de la guerre froide.
Somme toute, il est juste et approprié que cet ouvrage demeure une référence historique, même si partiale et partielle sur certaines questions. Peu de livres démontrent avec autant d’érudition et de finesse l’ambitieux projet tiers-mondiste. Sa réédition saura alimenter les réflexions pour un projet actualisé d’un ordre institutionnel pour remplacer le projet tiers-mondiste. Il est temps de repenser la solidarité internationale basée sur des concepts et sur une praxis qui ne relèvent pas de l’Occident et qui définissent une solidarité radicale. En conclusion, « Notre monde est brisé. Mais il peut en être autrement » (325).
Maïka Sondarjee
Université d’Ottawa
DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2021v88.0013.
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