Labour / Le Travail
Issue 88 (2021)

Reviews / Comptes rendus

Jean-Philippe Warren, Histoire du Taxi à Montréal : Des taxis jaunes à UberX, (Montréal : les Éditions du Boréal 2020)

Le livre de Jean-Philippe Warren comble un vide dans la mémoire collective de Montréal : celui du rôle de son industrie du taxi. Être chauffeur ou chauffeuse d’un taxi représente plus que la conduite d’un véhicule, nous raconte le sociologue. Cela implique également l’appartenance à un groupe hétéroclite, militant, immigrant et faisant partie intégrante de la vie prolétaire urbaine depuis plus d’un siècle. L’industrie du taxi est composée de plusieurs acteurs aux intérêts différents : les propriétaires d’un seul permis de taxi (les « artisans »), les patrons de flottes de véhicules, les chauffeurs à temps plein et à temps partiel, les associations et leurs répartiteurs, le gouvernement, les assureurs, les clients ainsi que les autres professionnels de la mobilité urbaine. Des entrevues avec 17 d’entre eux viennent ajouter au contenu sociohistorique. Cet ouvrage s’inscrit ainsi dans les travaux de recherche sur le taxi, par exemple B. Mathew avec Taxi! Cabs and Capitalism in New York City (2005) qui explore de façon similaire les tensions entre les chauffeurs, l’administration municipale et la police. L’originalité du travail de Warren réside dans la rigueur et la profondeur de la recherche historique.

Le premier chapitre (années 1909-1929) présente les origines de l’industrie, des débuts des entreprises de taxi – comme la Yellow Cab – à l’expansion des flottes de véhicules. Ces deux décennies sont marquées d’abord par l’exploitation des chauffeurs canadiens-français, nouvellement arrivés dans la métropole et qualifiés de « migrants de l’intérieur » (44), puis par la mise en place par l’administration municipale de certaines solutions visant à contrer la chute des prix des courses, et finalement, par la tentative d’établissement d’un monopole par Diamond. Le deuxième chapitre (1929-1945) raconte les « guerres du taxi » (53) que l’auteur décrit comme la période d’avant-guerre, marquée par l’augmentation de la pression sur les chauffeurs, par les grèves et par les débuts de la spéculation sur l’achat et la vente de permis de taxi. Le troisième chapitre (1945-1957) relate l’explosion des émissions de permis par la ville, menant à une période difficile pour les chauffeurs qui peinent à trouver des courses étant donné l’augmentation du nombre de taxis par habitant. L’auteur y détaille deux types de chauffeurs : les « professionnels » – travaillant surtout de jour, aux postes d’attente et de façon soignée –, et les « hustlers » – maraudant surtout de nuit.

Le quatrième chapitre (1957-1967) aborde le contrôle du nombre de véhicules en circulation. Il s’agit d’un moment fort du livre où l’auteur retrace les premiers efforts de syndicalisation, qui se révèlent toutefois vains. La diversité d’opinions et la compétition entre chauffeurs pour du travail entraînent une difficulté à se mobiliser collectivement. La structure capitaliste de l’industrie du taxi de l’époque mène à une concentration des permis dans les mains d’une poignée d’investisseurs qui exploitent les chauffeurs aspirant à devenir propriétaires en les plaçant dans une situation d’endettement. L’auteur suggère qu’il y a donc, pour ces chauffeurs, une nécessité de travailler tous les jours de longues heures. La misère ambiante s’explique par ces mécanismes d’exploitation qui limitent la solidarité et la mobilisation sociale, puis causent un repli sur soi-même.

Le cinquième chapitre (1967-1970) fait état d’un point culminant de la lutte pour de meilleures conditions de vie. Avec les longues journées de travail, le stress, l’exposition aux gaz d’échappement, les maux de dos et autres problèmes, les chauffeurs « bouillonnent » (188). Des actions directes sont organisées et le Mouvement de libération du taxi voit le jour. Avec l’appui de plusieurs autres groupes, les chauffeurs se rendent à l’aéroport pour contester le monopole de la compagnie Murray Hill, puis des limousines et autobus sont incendiés et retournés lors d’une manifestation. L’aéroport revient souvent comme lieu clé dans l’industrie de Montréal. C’est également le cas dans d’autres grandes villes, comme en témoignent les travaux de Wells, Attoh et Cullen au sujet de l’aéroport de Washington D.C. et de son importance comme lieu de mobilisation et de solidarité – voir Just-in-Place labor: Driver organizing in the Uber workplace (2020).

Les chauffeurs montréalais obtiennent finalement une trentaine de postes d’attente, mais les militants martèlent qu’il ne s’agit que d’un écran de fumée qui ne résout en rien la misère des chauffeurs de Montréal. Cela nous mène alors au sixième chapitre (1970-1980) qui analyse le processus de provincialisation de l’industrie du taxi comme une compétence québécoise, en réponse au rapport Bossé commandé par le gouvernement de Robert Bourassa. Un règlement met finalement la gestion de l’industrie du taxi sous la tutelle du ministère des Transports du Québec, qui sera un acteur central pour les décennies à venir. Parmi les changements introduits, on note la création des agglomérations de taxi et l’arrivée des répartiteurs radio. Warren insiste toutefois sur le fait que, comme lors des décennies précédentes, les changements apportés à l’industrie du taxi ont dans leur angle mort les chauffeurs-artisans qui voient leurs salaires diminuer, leurs heures de travail augmenter et leur capacité d’actions collectives se buter à la bureaucratie.

Les septième et huitième chapitres (1980-1990) du livre sont cruciaux pour comprendre les dynamiques actuelles étant donné l’importance des communautés culturelles dans l’industrie du taxi à Montréal. L’auteur examine les questions d’immigration et le rôle des différentes vagues de travailleurs immigrants. Les années 1980 sont marquées par l’arrivée de chauffeurs issus de minorités visibles, notamment d’origine haïtienne, qui viennent saturer les rangs à Montréal, provoquant ainsi une « hystérie raciste » (286). L’aéroport et les associations de propriétaires s’entendent pour limiter le nombre d’exploitants en plus d’ajouter des frais annuels. Le racisme qui règne chez les clients, répartiteurs et chauffeurs blancs entraîne deux associations de défense des droits des Noirs à se mobiliser dans le centre-ville contre ces injustices. L’auteur fait un travail important de recherche sur l’aspect « systémique » (304) du racisme dans le taxi à Montréal. Une commission est mise sur pied, plusieurs organisations sont pointées du doigt et des clauses de non-discrimination seront ajoutées dans les réglementations provinciales et municipales. Warren y aborde également la question des femmes qui travaillent dans l’industrie, notamment avec la présence de nombreux obstacles à leur entrée dans ce milieu.

Les derniers chapitres (1990-2020) détaillent l’arrivée du principal syndicat dans l’industrie – les Métallos – et le rachat de nombreux permis par le gouvernement. Cela mène à une amélioration des conditions des chauffeurs et donne lieu à une augmentation exponentielle des valeurs de permis jusqu’en 2015. Toutefois, l’arrivée d’Uber en bulldozer et le démantèlement du système de permis font retourner l’industrie à la case départ. Des différences majeures entre Uber et le taxi sont décrites, soit le système de notation du chauffeur, le coût de la course préétabli en fonction de la demande, la répartition algorithmique, la « flexibilité » (415) exigée des chauffeurs et la fin des quotas de permis de véhicule. Contrairement à ce que certains affirment, les technologies ne règlent pas des problématiques comme le racisme et l’exploitation. Avec Uber, l’évasion fiscale, le lobbyisme et le démantèlement de plusieurs lois empirent la situation pour les travailleurs déjà précaires. À cela s’ajoute une pandémie ayant freiné brusquement le tourisme et les opportunités de travail.

Le futur de l’industrie est incertain et les travailleurs et travailleuses du taxi, particulièrement ceux de couleur et à la situation économique et migratoire précaire, font face à de nombreux défis. Cet ouvrage raconte l’histoire de l’industrie du taxi de Montréal à travers les mouvements sociaux antiracistes, féministes et prolétaires pour l’amélioration des conditions de vie. Une lacune du livre est le peu de place accordée aux entrevues effectuées avec les chauffeurs, dont les voix sont indissociables des processus analysés. Néanmoins, l’auteur démontre clairement comment l’histoire du développement du taxi de Montréal est entièrement liée aux transformations de la ville, aux conditions de vie quotidienne et à l’urbanisation capitaliste.

Émile Baril

York University


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2021v88.0019.