Labour / Le Travail
Issue 88 (2021)

Reviews / Comptes rendus

Marielle Benchehboune, Balayons les abus : expérience d’organisation syndicale dans le nettoyage, (Paris : Editions Syllepse 2020)

Balayons les abus : expérience d’organ­isation syndicale dans le nettoyage est un petit livre plein de force qui fait la part belle au travail de l’ombre et à son potentiel subversif. Dans les toutes dernières lignes de sa postface à l’ouvrage, Karel Yon, sociologue français spécialiste du syndicalisme, souligne à juste titre combien, loin des récits sur le travail traditionnellement conjugués au masculin, le livre de Marielle Benchehboune met en scène la puissante rencontre entre « deux formes de travail invisible, celui des petites mains de la propreté et celui des petites mains du militantisme » (138). Sans détour, frontalement, par l’usage du récit, d’extraits d’entretiens avec les travailleuses en lutte, mais aussi d’encadrés, d’un lexique ou de notes de bas de page lorsque c’est nécessaire, Marielle Benchehboune nous invite, au cours de cette centaine de pages, à suivre et à saisir son travail d’organisatrice. Elle dévoile, ce faisant, une partie du travail invisible des travailleuses du secteur du nettoyage dont elle cherche à construire le pouvoir collectif. C’est tout autant dans la présentation de la rencontre entre ces deux types de travailleuses et de ses effets, que dans la pleine mise en visibilité de leur travail respectif que réside l’intérêt à la fois politique et théorique de cet ouvrage.

D’un côté donc, les travailleuses de ce secteur du nettoyage de l’agglomération lyonnaise dans lequel deux organisations militantes, le ReAct et la cnt-so, ont décidé d’expérimenter, entre septembre 2016 et octobre 2017, des méthodes nouvelles de syndicalisation issues de l’union organizing anglo-saxon, quasiment jamais mobilisées en France. De l’autre, l’organisatrice de cette campagne, Marielle Benchehboune, qui en détaille les étapes, les difficultés mais aussi les victoires, alliant précision et émotion, écrivant à la première personne sans cesser de donner la parole aux travailleuses qu’elle rencontre. Et enfin, ce travail de nettoyage dans des hôtels, des centres commerciaux ou des cliniques dont on découvre au fil des pages les conditions d’exercice et de (non) rémunération et les employeurs multipliant notamment les stratégies pour obtenir du travail gratuit. Ici, à l’hôtel, on paie à la tâche (la chambre) et on vole au salaire le temps d’attente avant d’accéder à la chambre, le temps d’entretien des tenues de travail, d’équipement et de briefing, ou encore les heures supplémentaires passées à nettoyer une chambre particulièrement sale… Là, dans le centre commercial, on délègue aux travailleuses le travail d’orientation des client.es, l’aide pour prendre des tickets et passer le tourniquet des toilettes. Bref, « toutes ces tâches qui sont celles que pourrait réaliser une hôtesse d’accueil […], un travail qui peut être chronophage, qui accentue le stress des salariées qui font parfois face à des clientes en colère » (82).

L’ouvrage met particulièrement bien en lumière tout ce travail qui parfois est, parfois n’est pas, du nettoyage, qui n’est jamais reconnu, et qui pourtant est attendu, duquel on ne peut se soustraire. Pour faire émerger et soutenir la construction collective de revendications autour de ce traitement du travail, c’est toute une méthodologie que l’organizing propose et dont Marielle Benchehboune nous présente ici le travail concret, les tâches et leur processus, et non, comme c’est généralement le cas, les seuls principes. Par le talent narratif et réflexif de l’autrice, ce travail syndical d’organisation collective est décrit, incarné, mis en mouvement et ce faisant, lui aussi mis en lumière. Il apparaît alors formalisé dans ses tâches les plus concrètes et inscrites dans un script à respecter : aller au-devant des travailleuses, prendre leur numéro de téléphone, les rencontrer en face à face, organiser de premières réunions collectives, tout en compilant parallèlement des données sur les travailleur.ses et l’entreprise… Pour la sociologue française que je suis, qui a eu l’opportunité en 2008 de suivre pendant plusieurs semaines un organizer lors d’une campagne syndicale à New York, j’ai été frappée par la similitude des pratiques et des enjeux, du timing et des questionnements. Le contexte pourtant était bien différent : autre pays (les États-Unis), autre secteur (le nettoyage certes mais celui des parcs et jardins publics), autre population de travailleur.ses (essentiellement des hommes). Mais le travail de l’organizer, lui, était identique. Des rendez-vous ratés aux échanges à domicile où s’exprime enfin la colère, des piquets de grève aux négociations avec l’employeur, c’est ce travail que Marielle Benchehboune nous présente, sans aucune héroïsation, en reconnaissant souvent les limites de sa pratique et parfois même ses erreurs stratégiques. Elle nous donne à voir de manière rare ce qu’est le métier d’organizer et, ce faisant, ce que l’organizing cherche à faire aux travailleuses qu’il approche – ou plus exactement, ce que l’organizing cherche à faire avec elles. Pour un lectorat français peu familiarisé avec cette pratique, encore moins avec ce métier d’ « organisateur.trice syndicale », l’ouvrage, même s’il se présente avec modestie, propose une contribution importante en les inscrivant dans le débat sur les transformations du travail et du syndicalisme. La postface de Karel Yon vient d’ailleurs à profit réinscrire les pratiques d’organizing dans l’histoire syndicale américaine où elles sont nées, avant de se développer plus largement dans le champ associatif et communautaire – ce community organizing anglo-saxon qui trouve, lui, davantage d’écho en France aujourd’hui, notamment dans les mobilisations urbaines des quartiers populaires.

Dans le syndicalisme français, l’organizing n’a toujours pas trouvé sa place, malgré quelques expériences de « développement syndical » mises en place à la cfdt dans les années 1980 et dont Karel Yon nous montre en quoi elles s’en rapprochent, mais aussi ce qui les en distingue fondamentalement. L’ouvrage, sous la plume de Marielle Benchehboune et celle de Karel Yon, nous offre plusieurs pistes explicatives intéressantes sur ce blocage français. Il appelle surtout, et avec force, à le déverrouiller. D’abord bien sûr parce que, comme Marielle Benchehboune le souligne en introduction, « des milliers de travailleuses pauvres en France sont aujourd’hui laissées à la marge des syndicats » (11) là où « l’appropriation des méthodes d’organizing a permis dans d’autres pays de mettre à l’agenda la question de la représentation des travailleur.ses précaires » (118), insiste Karel Yon dans sa postface. Mais aussi parce que comme l’illustre à merveille ce petit ouvrage, il y a quelque chose à gagner pour le syndicalisme lui-même à visibiliser et valoriser cette dimension du travail syndical. Comme toujours avec le travail invisible, c’est en le dénaturalisant qu’on se donne véritablement les moyens de le construire politiquement.

Maud Simonet

Centre national de la recherche

scientifique (idhes-Nanterre)


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2021v88.0028.