Labour / Le Travail
Issue 89 (2022)
Reviews / Comptes rendus
Pierre Samson, Le Mammouth (Montréal: Héliotrope, 2019)
Le Mammouth est le dixième roman publié par Pierre Samson depuis 1996. Ce livre lui a valu d’être lauréat pour plusieurs prix littéraires en 2020 et 2021, notamment le Prix Jacob Isaac Segal 2020 pour le « meilleur ouvrage québécois sur un thème juif ». Cet honneur s’ajoute au Prix littéraire des collégiens qu’il s’est vu décerner pour son roman Catastrophe en 2008 et au Grand prix de la Ville de Montréal qu’il a décroché pour son ouvrage La maison des pluies en 2013.
Un roman à la fois historique et social, Le Mammouth a pour sujet le Montréal de la Grande Dépression. Sa trame de fond s’inspire d’un événement historique tragique : la mort de Nick Zynchuck, un chômeur immigrant abattu par un policier lors d’une manifestation pour empêcher une éviction de locataires en mars 1933 sur la rue Saint-Dominique. Au cours des années 1930, cette affaire avait inspiré le poème An Immigrant de la poétesse Dorothy Livesay et la pièce de théâtre Eviction du Progressive Arts’ League. En 2020, le spectacle eviction? dog’s blood!! Nick Zynchuk & Montréal’s Red Plateau, 1933 de Norman Nawrocki a également été consacré à cette histoire. Le Mammouth est donc à ma connaissance la première œuvre de fiction francophone à aborder la mort de Zynchuck. Bien que méconnu du grand public, cet événement a notamment été documenté par l’historienne Andrée Lévesque dans son livre Virage à gauche interdit : Les communistes, les socialistes et leurs ennemis au Québec 1929–1939 (1984), par l’historien Dennis G. Molinaro dans sa monographie An Exceptional Law: Section 98 and the Emergency State, 1919–1936 (2017) et par moi-même dans mon ouvrage « Battez-vous, ne vous laissez pas affamer ! » : Les communistes et la lutte des sans-emploi pendant la Grande Dépression (2014).
Pour la rédaction du livre, Samson a consacré beaucoup d’énergie à la recherche, notamment dans les Archives nationales du Québec et dans celles de la Ville de Montréal. L’action du roman se déroule sur quelques jours et est divisée en cinq parties. Elle débute dans les heures qui précèdent la mort de Zynchuck pour se conclure avec ses funérailles. Les protagonistes de l’histoire sont à la fois des personnages fictifs et historiques. Dans la première catégorie, on retrouve Simone Bélanger, une jeune ouvrière célibataire canadienne-française travaillant pour la compagnie de textile Diana Dress. En étant témoin de la mort de Zynchuck, elle se conscientise face aux injustices qui traversent la société québécoise de l’époque. Il y a également Gianni Zutto, l’assassin de Zynchuck, inspiré de l’agent de police Joseph Zappa; un policier ambitieux, violent, antisémite et fasciste d’origine italienne. Cherchant à prouver son adhésion aux valeurs de la société québécoise, il méprise les autres immigrants qu’il associe au communisme et aux désordres. Joseph et Vatalia Wadartrick, les logeurs d’origine ukrainienne de Zynchuck, qui sont inspirés du couple Wlostizozsk, sont évincés de leur logement et détenus ensuite par le ministère de l’Immigration en attendant leur sort. Dans la deuxième catégorie, il y a Joshua Gershman, d’origine juive, organisateur du Parti communiste du Canada (pcc) tout juste débarqué de Toronto et qui devient le leader des militants communistes montréalais dans cette affaire. On retrouve également Bella Gordon, secrétaire de la section montréalaise de la Ligue canadienne de défense ouvrière (lcdo) et l’avocat d’origine juive Michael Garber, dont les services sont retenus par la lcdo pour faire la lumière sur le meurtre de Zynchuck. Ou encore Kid Leclaire, d’origine franco-américaine, qui est un militant des organisations de sans-travail proches du pcc. Ces deux catégories de personnages interagissent tout au long de l’intrigue de l’histoire. Par exemple, Bélanger et Gershman vivent un début d’idylle amoureuse qui semble voué à l’échec compte tenu des dynamiques et des contraintes sociales de l’époque, mais qui connaît cependant un dénouement inusité.
Le Mammouth propulse avec brio le lecteur ou la lectrice dans le climat glauque des années de la Grande Dépression. Bien documenté, le roman décrit en détail la misère rampante, le sort des immigrants pauvres, les tensions ethniques et religieuses ainsi que les conflits sociaux qui animent la métropole. La rigueur du travail de recherche de Samson lui inspire une description impressionnante de certains lieux montréalais de l’époque, disparus depuis. Également, il décrit avec précision certains événements historiques qui entourent l’affaire Zynchuck. Ainsi, il est possible de revivre, l’espace d’un moment, l’ambiance du quartier « rouge » autour de la rue Saint-Laurent, l’éviction de la rue Saint-Dominique, une assemblée ouvrière au Prince Arthur Hall ou encore la répression violente du cortège funèbre. Cependant, ce souci du détail mène aussi à de longues descriptions de bâtiments et de commerces qui nuisent parfois au style de l’écriture et à la fluidité de la lecture.
Pouvant se situer dans une riche tradition de romans social et réaliste qui décrivent la misère humaine engendrée par le capitalisme industriel, Samson parvient néanmoins à sortir du misérabilisme que l’on peut retrouver chez des auteurs comme Émile Zola ou Charles Dickens. En effet, avec un parti pris pour les vaincus de l’histoire, l’auteur montre qu’au milieu de la noirceur et de la misère de la Grande Dépression, il subsistait néanmoins une lueur d’espoir. Celle-ci apparaît à travers l’humanité et la solidarité de certains personnages. Cette dimension témoigne du refus du statu quo parmi ceux et celles qui refusaient de mourir en silence. Ainsi, cette lecture m’a rappelé quelque peu les romans d’auteurs progressistes américains tels Upton Sinclair, John Steinbeck, Jack London ou John Dos Passos. Cependant, contrairement à ceux-ci, où leur œuvre témoigne de leur regard sur la société américaine de leur époque, Samson utilise avec habileté le contexte des années 1930 pour questionner des enjeux sociaux québécois qui sont toujours d’actualité : la pauvreté, la précarité économique, les rapports de genre, la brutalité policière, l’immigration, la société multiculturelle et les mécanismes de profilage qu’ils soient social, politique ou racial. Par ailleurs, Samson conclut son livre en citant des extraits du site Internet du Bureau des enquêtes indépendantes, qui a pour mission d’enquêter sur les bavures commises par les corps policiers québécois. L’auteur rappelle ainsi aux lecteurs et aux lectrices que tout comme à la suite de la mort tragique de Zynchuck aux mains de la police, la brutalité policière est encore et toujours traitée avec opacité par l’État québécois, faisant en sorte que les policiers coupables de tels actes jouissent encore trop souvent de l’impunité. Conséquemment, plus qu’une fiction historique, ce roman fait œuvre utile en rappelant à la fois un événement tragique et peu connu de l’histoire québécoise, tout en suscitant également des réflexions sur des enjeux sociaux contemporains.
Benoit Marsan
Université McGill
DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2022v89.0015.
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