Labour / Le Travail
Issue 89 (2022)
Reviews / Comptes rendus
Andrea D’Atri, Bread and Roses: Gender and Class Under Capitalism (London: Pluto Press, 2021)
Andrea d’Atri, psychologue, militante féministe et membre du Partido de los Trabajadores Socialistas d’inspiration trotskiste, publie en 2021 une réédition – la première de langue anglaise – de son célèbre ouvrage Bread and Roses. D’abord publié en Argentine en 2004, le volume est cette fois-ci bonifié d’une préface inédite. D’Atri y assume pleinement le caractère programmatique de son travail et revendique une posture militante, qu’elle oppose à un féminisme institutionnalisé et académique vidé de son caractère subversif. D’Atri souligne avec enthousiasme l’impact de la publication originale de Pan y Rosas : le livre a inspiré la création de nombreux collectifs éponymes en Amérique latine et en Espagne. Par cette réédition anglaise, D’Atri entend contribuer à la diffusion internationale de ce renouveau du féminisme socialiste et internationaliste.
Pour ce faire, Bread and Roses propose une ambitieuse synthèse de l’histoire des féminismes, depuis la révolution française jusqu’au tournant des années 2000, dans une perspective féministe marxiste. Les expériences féministes européennes, états-uniennes, soviétiques et latino-américaines s’y entrelacent dans un récit cherchant à inspirer les mobilisations actuelles et futures. L’objectif est double : d’une part, D’Atri cherche à démontrer que l’émancipation des femmes passe nécessairement par une alliance avec la classe ouvrière dans la lutte anticapitaliste. Plaçant les rapports de classes au cœur de son analyse historique, D’Atri attribue chacune des avancées et des ressacs des mouvements féministes à des développements liés à l’état de la lutte des classes. D’autre part, l’autrice insiste sur l’importance du combat féministe pour le socialisme. Les femmes, qui composent la majorité de la classe ouvrière et ont historiquement joué un rôle d’avant-garde révolutionnaire, sont indispensables pour toute lutte d’émancipation collective : leur libération est donc essentielle afin qu’elles puissent pleinement participer à la lutte globale contre le capitalisme.
Le parcours historique proposé par D’Atri s’ouvre à la fin du xviiie siècle, au moment de la Révolution française (chapitre 1). Les femmes paysannes mobilisées contre les famines et l’exploitation nobiliaire s’allient alors aux femmes bourgeoises dans des clubs féminins révolutionnaires. En revendiquant leur inclusion dans le projet de citoyenneté et d’égalité universelle de la Révolution, elles contribuent à l’émergence de la question féministe en tant que problème politique. Cette alliance féministe se dissout rapidement au xixe siècle, alors que le développement du capitalisme industriel cristallise l’antagonisme opposant les classes ouvrières à la bourgeoisie (chapitre 2). D’Atri revient sur l’événement de la Commune de Paris et sur l’importante participation des ouvrières et des ménagères. Elle voit dans cet épisode sanglant un point tournant qui consacre la rupture entre femmes prolétaires et féministes bourgeoises. D’Atri identifie dès lors deux féminismes qui se construisent en parallèle à la fin du xixe et au début du xxe siècle (chapitre 3). En plus du féminisme bourgeois et réformiste, un féminisme ouvrier s’impose : celui-ci pense l’émancipation des femmes comme partie prenante d’un projet de révolution contre l’exploitation capitaliste.
La césure entre ces deux tendances s’accentue encore dans le contexte de la Première Guerre mondiale (chapitre 4). Alors que le féminisme bourgeois adopte une posture belliciste d’allégeance à la patrie, un féminisme internationaliste, prolétaire et pacifiste prend son essor. À l’avant-garde de ce mouvement, des féministes ouvrières organisent l’Internationale socialiste des femmes, qui fait de l’opposition à la « guerre impérialiste » sa priorité. Elles inspirent ainsi la fondation de la Troisième Internationale ainsi que la multiplication de grèves d’ouvrières pacifistes et anti-impérialistes. En Russie, ces révoltes débouchent sur la révolution d’Octobre (chapitre 5). D’Atri insiste sur le caractère féministe du projet socialiste initial : les bolcheviques adoptent une série de réformes légales et planifient une refonte en profondeur des rapports sociaux de sexe afin d’instaurer une égalité de fait. Ces promesses d’émancipation des femmes et du prolétariat sont finalement trahies par l’instauration du bureaucratisme stalinien.
D’Atri s’intéresse par la suite à la décennie 1960 (chapitre 6). C’est selon elle dans le contexte d’une résurgence d’une lutte des classes à l’échelle globale, d’une vague de décolonisation et de l’essor des mouvements anti-impérialistes qu’il faut comprendre l’effervescence des mouvements de libérations des femmes de la période. Inspirés et nourris par les mouvements insurrectionnels partout dans le monde, ces nouveaux féminismes proposent une transformation profonde des structures de pouvoir : ils entendent éliminer les hiérarchies entre des catégories sociales construites sur la base d’une différence sexuelle. Le tournant des années 1980 marque toutefois la fin de cette période de contestation radicale (chapitre 7). L’instauration du néolibéralisme et la multiplication des coups d’État contre-révolutionnaires contribuent à la fragmentation de la classe ouvrière à l’international. Les mouvements sociaux sont alors placés dans une position défensive de protection des acquis plutôt que de contestation révolutionnaire. Le féminisme en vient ainsi à abandonner la possibilité de transformation radicale de l’ordre capitaliste et patriarcal : il se replie vers une lutte pour la reconnaissance et la valorisation de l’identité féminine et des autres identités marginalisées. Bread and Roses se conclue en posant un regard bien pessimiste sur les féminismes post-modernes et poststructuralistes des années 1990 (chapitre 8). D’Atri dénonce le caractère individualiste d’un féminisme désormais vidé de sa capacité à générer des solidarités de masse : les féminismes postmodernes et la politique queer, faisant l’impasse sur les rapports d’exploitation capitaliste, deviennent selon D’Atri les discours d’une élite qui demande à être reconnue dans sa diversité et intégrée à la culture de consommation. Pour surmonter cette impasse, l’autrice en appelle à renouer avec la longue tradition d’insubordination du féminisme et à s’allier avec la classe ouvrière dans une lutte conjointe d’émancipation anticapitaliste.
Dans l’ensemble, l’exercice de synthèse présenté dans Bread and Roses est très réussi. L’ouvrage se distingue par son analyse détaillée des enjeux géopolitiques et macro-économiques, qui éclairent de manière très concrète l’évolution du féminisme, de ses aspirations, ses alliances et ses contradictions. D’Atri propose ainsi une riche historicisation de la trajectoire d’ensemble des mouvements féministes à l’échelle globale. Les lectrices familières avec l’histoire des féminismes y trouveront toutefois peu d’idées nouvelles. La réédition de langue anglaise aurait en fait mérité une réactualisation bibliographique. S’étant peu renouvelé depuis sa première publication en 2004, l’ouvrage s’attarde sur des débats qui semblent aujourd’hui quelque peu dépassés, tout en faisant l’impasse sur certains développements majeurs dans le domaine. Sa critique de la politique queer fait ainsi abstraction de l’essor d’une gauche queer et anti-capitaliste et du « tournant matérialiste queer ». Ces mouvements ont pourtant, au court des quinze dernières années, contribué à articuler les réflexions d’inspiration butlérienne sur le genre avec les théories marxistes. Par ailleurs, à quelques reprises, D’Atri rate quelque peu sa cible en accordant une importance démesurée aux parcours biographiques et aux apports individuels de certaines figures de proue du féminisme – Flora Tristan à la fin du xixe siècle, Clara Zetkin et son rôle dans la fondation de l’Internationale socialiste des femmes, ou encore la contribution d’Alexandra Kollontaï à la révolution d’Octobre – au détriment d’une analyse des mobilisations collectives qui les sous-tendent. Malgré ces quelques réserves, Bread and Roses demeure un plaidoyer d’une grande force en faveur du féminisme socialiste. Maniant le style pamphlétaire avec grande adresse, D’Atri convainc efficacement de la complémentarité des luttes féministes et anticapitalistes. Son travail s’impose comme un essentiel pour comprendre les fondements idéologiques du renouveau féministe qui agite l’Amérique latine depuis une dizaine d’années.
Sandrine Labelle
Université du Québec à Montréal
DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2022v89.0017.
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