Labour / Le Travail
Issue 89 (2022)

Reviews / Comptes rendus

Alexandra Pierre, Empreintes de résistance. Filiations et récits de femmes autochtones et racisées (Montréal: les éditions du Remue-ménage, 2021)

Dans les milieux féministes minoritaires, revendiquer des filiations et construire des lignées militantes sont des gestes d’une importance capitale. Pour lutter contre les préjugés et stéréotypes, mettre fin à différentes situations de marginalisation et ouvrir de nouvelles possibilités politiques, il est nécessaire de regarder en arrière et de trouver des modèles ou des récits sur lesquels s’appuyer. Aux États-Unis, par exemple, plusieurs écrits classiques des pensées féministes noires (pensons à In Search of Our Mothers’ Garden d’Alice Walker, à Black Feminist Thought de Patricia Hill Collins, à From Margin to Center de bell hooks ou à Women, Race, and Class d’Angela Davis) ont en commun de montrer que la mise en place de solidarités intra et intergénérationnelles, à rebours des récits sociaux, politiques et culturels dominants, constitue une réponse essentielle aux oppressions.

Empreintes de résistance, d’Alexandra Pierre, s’inscrit dans cette voie et propose d’explorer les traditions militantes de femmes autochtones, noires et racisées au Québec. Pierre, qui est actuellement présidente de la Ligue des droits et libertés du Québec et œuvre comme coordonnatrice de projets dans le milieu communautaire de Tiohtià:ke/Montréal, se donne pour objectif de documenter la pluralité des mobilisations de jeunes femmes contemporaines tout en rendant visibles différentes luttes historiques. Comment réfléchir aux féminismes d’hier et d’aujourd’hui en dehors des grands mouvements blancs et exclusifs – et prendre réellement en compte l’expérience du racisme, du classisme et du colonialisme ? Plus encore, comment prendre en considération le racisme rampant qui s’infiltre souvent dans les luttes féministes majoritaires ? Pierre écrit en introduction qu’il est impératif de « puiser dans le passé pour imaginer notre présent et notre avenir » (23) ; le travail d’archéologie qu’elle mène a pour objectif ultime de construire un monde plus juste. La présentation du parcours de neuf femmes aux origines, expériences et militances très différentes constitue ainsi le point de départ d’une toile foisonnante de récits, de théories et d’engagements politiques. Sont interviewées Abisara Machold, Avni (pseudonyme), Widia Larivière, Dalila Awada, Marlihan Lopez, Alejandra Zaga Mendez, Sheetal Pathak, Hirut Melaku et Naïma Hamrouni ; chaque portrait fait l’objet d’un chapitre et permet de tisser des liens avec le passé tout en documentant des luttes à mener encore.

Les différents chapitres mettent en exergue les nombreux défis auxquels les femmes autochtones, noires et racisées font face au quotidien. Qu’il s’agisse de documenter les différences de traitement lors de l’accouchement (les femmes noires vivant au Canada ont un taux plus élevé de naissances prématurées que les femmes blanches [222]), de dénoncer le fait que les femmes racisées sont victimes de politiques nationalistes et colonialistes promues par les femmes blanches (« l’obsession de l’Occident vis-à-vis du voile, des mariages forcés et des crimes d’honneur permet d’occulter les formes que prend la domination patriarcale chez soi » [115]) ou de rappeler que les populations autochtones et racisées vivent plus souvent sur des territoires où la qualité de l’eau, de l’air ou du sol est menacée en raison de politiques coloniales, le travail de Pierre propose une synthèse de multiples enjeux, et commandant donc différents types de résistance. Pour Abisara Machold, par exemple, fonder un salon de coiffure constitue une manière de valoriser les cheveux crépus et de permettre aux femmes de « reprendre du pouvoir sur leur corps et leur histoire » (47) ; pour Dalila Awada, l’engagement féministe ne va pas sans un regard critique sur la consommation de produits d’origine animale ; pour Alejandra Zaga Mendez, il se situe notamment du côté des combats contre le profilage racial dans certains quartiers de Montréal ; pour Naïma Hamrouni, c’est l’enseignement de la philosophie à l’université qui permet de lutter contre certaines injustices épistémiques.

Pierre retrace les événements, récits et personnes à la source du parcours militant de chacune de ces femmes. Ainsi, Avni explique que son père, jeune immigrant d’origine indienne, a pris part aux révoltes de l’Université Sir George Williams en 1969, ce qui a certainement eu un impact sur sa propre décision de se familiariser avec les féminismes indiens. Widia Larivière relate que sa grand-mère a été envoyée dans un pensionnat autochtone et revient sur l’impact de cette expérience sur la mémoire et les dynamiques familiales. Marlihan Lopez « marche dans les pas de Norma » (148), sa grand-mère milicienne durant la révolution cubaine, puis militante au sein de la Fédération des femmes cubaines. Plus largement, des figures et personnalités de tous horizons (la cinéaste Alanis Obomsawin, la femme d’affaires Viola Desmond, l’universitaire Gayatri Spivak, l’esclave fugitive Marie-Angélique, la déesse Sita) sont convoquées, ce qui permet de lier les pratiques individuelles aux mouvements collectifs et de transformer l’Histoire officielle. Toutefois, la grande force de l’ouvrage est sans doute de donner à lire des solidarités dans l’ici et maintenant (des filiations horizontales, pourrait-on dire) et de juxtaposer, jusqu’à former une toile complexe, des parcours qui se répondent sans cesse. L’implication dans les mouvements Idle No More ou Hoodstock, ou encore le travail d’accompagnement à la naissance, deviennent autant de modes de revendication formant une vaste nébuleuse susceptible de transformer le Québec contemporain.

Empreintes de résistance s’adresse à tout·e lecteurice désireux·se de repenser le récit des luttes féministes, et constituera à terme une ressource pédagogique pré­cieuse pour les cours d’études féministes de premier cycle universitaire. On pour­rait lui reprocher son caractère pano­ramique : la multiplication des échos entre différentes stratégies d’éman­ci­­pation ne permet pas toujours d’entrer en profondeur dans les enjeux soulevés. Il n’en demeure pas moins que l’ensemble est d’une grande richesse théorique et critique, précisément par son caractère foisonnant. On soulignera à cet effet l’abondante bibliographie, que les lec­teurices pourront consulter afin d’approfondir certains aspects et d’ouvrir de nouvelles perspectives de savoir, et qui s’inscrit à coup sûr dans la constellation militante créée par Alexandra Pierre. On peut faire l’hypothèse que le livre de­viendra un incontournable des pensées féministes antiracistes et décoloniales du Québec.

Ariane Gibeau

University of British Columbia –

Okanagan


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2022v89.0020.