Labour / Le Travail
Issue 89 (2022)
Reviews / Comptes rendus
Emanuelle Dufour, « C’est le Québec qui est né dans mon pays! » : Carnet de rencontres, d’Ani Kuni à Kiuna (Montréal: Écosociété, 2021)
C’est une série de rencontres magnifiquement illustrées que présente Emanuelle Dufour dans sa bande dessinée « C’est le Québec qui est né dans mon pays! » : Carnet de rencontres, d’Ani Kuni à Kiuna. Une rencontre avec elle-même, d’abord, qui l’amène à prendre conscience de sa méconnaissance des réalités autochtones sur le territoire que sa famille habite pourtant, comme elle l’indique, depuis deux siècles. Une rencontre avec d’autres Québécois·e·s qui, un peu comme elle, ne savaient pas grand-chose des Premiers Peuples de ce qu’on connaît maintenant comme le Québec, et qui ont grandi avec un « imaginaire folklorique » (46), rempli de stéréotypes. Une rencontre avec l’histoire, celle qui invisibilise et qui réduit les Autochtones à des modes de vie figés dans le passé, tout comme celle coloniale empreinte de violences, mais aussi de résistances – celle qu’on ne raconte pas dans les manuels scolaires. Puis, surtout, une rencontre avec des personnes issues de plusieurs Premières Nations du territoire aujourd’hui appelé Québec, et qui livrent des témoignages tous plus éveilleurs les uns que les autres.
L’ouvrage, publié dans un contexte où l’intérêt du grand public envers les réalités autochtones s’accroît, tombe à point. Il est clair qu’il constitue un brillant outil pédagogique, non seulement par son riche contenu éducatif, mais par sa forme, la bande dessinée, plus accessible et accrocheuse. La variété des styles des illustrations est à souligner, allant de dessins aux traits simples, pour évoquer des souvenirs d’enfance par exemple (43–47), à des illustrations plus abstraites, très sombres et plus chargées, pour rendre compte de pans de l’histoire associés à des violences et des souffrances – notamment ce qui concerne les pensionnats autochtones (150–151). À travers les cinq chapitres de la bande dessinée, on progresse dans les réflexions personnelles de l’autrice et dans sa prise de conscience concernant les réalités et les cultures autochtones « d’ici ».
Le premier chapitre aborde la question de la honte, celle de ne pas connaître les Premières Nations, mais aussi celle liée aux horreurs coloniales du passé. Faisant référence à la posture des Québécois·e·s comme descendant·e·s de la colonisation, Emanuelle Dufour y avoue d’emblée qu’elle a « honte de nous » (35). Cependant, cette honte n’apparaît pas constructive. Il faut plutôt, selon Mikayla Cartwright, une Inuk ayant enseigné à Kiuna et travaillé au Aboriginal Student Ressource Center de l’Université Concordia, « que les non-autochtones aillent à la rencontre de l’histoire de ce territoire et qu’ils apprennent à se situer eux-mêmes à l’intérieur de celle-ci » (37). C’est d’ailleurs précisément ce que la lecture de « C’est le Québec qui est né dans mon pays! ». Carnet de rencontres, d’Ani Kuni à Kiuna invite à faire.
Le second chapitre se présente plus sous la forme du récit de vie, où l’autrice raconte son enfance en banlieue de Montréal, dans un milieu très majoritairement blanc. Les Premiers Peuples n’existaient alors pour elle et son entourage qu’à travers « les jeux de cowboys, les bandes dessinées, les western-spaghetti et les costumes d’Halloween » (46). Ce sont les événements liés à ce qui a été dénommé la « crise d’Oka » qui viendront ébranler cet imaginaire stéréotypé. C’est le troisième chapitre qui relate cette prise de conscience et le fait que dans le traitement médiatique, il a été « sans cesse question de barricades, du pont Mercier et de désobéissance, mais jamais de violences coloniales, de dépossession territoriale… ni de droits ancestraux » (56). Occulter les enjeux liés aux revendications territoriales et les motivations concrètes – et justifiées – derrière les résistances a ainsi participé à perpétuer une image fausse et négative des Autochtones, dans un contexte où le « backlash » après la « crise d’Oka » a été extrêmement fort, comme l’illustrent plusieurs témoignages de personnes de diverses Nations (69, 75).
Le quatrième chapitre aborde les enjeux et les événements qui ont participé à un éveil, d’abord personnel, pour l’autrice, mais aussi celui plus global, dans la société, aux réalités autochtones et à la perpétuation des violences coloniales jusqu’à nos jours (101). Il y est par exemple fait mention de récentes commissions d’enquête qui ont mis en lumière la perpétuation de violences et du racisme envers les Autochtones, comme l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées et la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec. Les témoignages de leurs commissaires respectifs, Michèle Audette et Jacques Viens, sont particulièrement pertinents et soulèvent la perpétuation « des structures coloniales » ainsi que la « discrimination systémique » qui composent encore la situation des Premières Nations et des Inuit (103–104). Les enjeux de l’identité sont également abordés à travers le regard de deux personnes racisées, Monica Lopez, conseillère pédagogique au collège Dawson et Jean-Yves Sylvestre, intervenant de corridor au collège Ahuntsic, qui posent les questions intéressantes du rôle et de la posture à adopter par rapport à la réconciliation comme personne immigrante (113) et du croisement des luttes des personnes autochtones et racisées au Québec (115). Emanuelle Dufour aborde également le mythe selon lequel de nombreux·ses Québécois·e·s auraient une ascendance autochtone (108–109), un sujet qui s’avère bien d’actualité. Le fil narratif de la prise de conscience personnelle se poursuit avec la présentation de moments marquants qui ont amené l’autrice à faire la « promesse de parfaire [s]on éducation concernant les réalités coloniales de chez nous » (118), notamment sa rencontre avec le docteur Stanley Vollant dans le cadre de l’Innu Meshkenu. Cet événement a rassemblé plusieurs personnes autochtones ayant marché à travers les différentes communautés du territoire québécois, afin de promouvoir notamment la persévérance scolaire et la fierté culturelle. L’introduction du concept de sécurité culturelle dans ce passage de l’ouvrage permet de saisir l’importance non seulement des représentations et du récit transmis dans les institutions d’enseignement, mais également des ressources disponibles pour favoriser la réussite des étudiant·e·s autochtones (124).
Le cinquième et dernier chapitre présente justement des exemples de réussite de sécurisation culturelle, avec des témoignages démonstratifs d’étudiant·e·s du collège Kiuna, un collège par et pour les Autochtones. Ce chapitre permet aussi finalement de revenir sur le sentiment de honte avec lequel s’ouvre la bande dessinée, puisque, comme l’admet Emanuelle Dufour, c’est par « l’illustration de ce projet doctoral de recherche-création que je trouvai à mettre à contribution l’inconfort qui est le mien, mais également celui d’un nombre grandissant de Québécois et de Québécoises rencontré.e.s en cours de route » (171). La trame qui se tisse à travers toutes les rencontres de l’ouvrage vient par contre mettre en lumière ce qui se présente comme une « non-rencontre entre Québécois·e·s et Autochtones », et vient rappeler que « nous sommes tous et toutes convié.e.s » à un dialogue qui s’avère plus que jamais nécessaire » (171). S’il y avait une petite faiblesse à trouver à l’ouvrage, ça serait peut-être la section « Notes complémentaires et références », qui, bien qu’elle amène des ajouts très intéressants, en vient à alourdir et casser le rythme de lecture, surtout celui habituellement plus rapide de la bande dessinée. Mais pour un livre qui ouvre si bien la porte à une réelle sensibilisation aux enjeux et réalités autochtones, une telle liste de ressources pour continuer à s’éduquer n’est pas un bien grand défaut.
Adèle Clapperton-Richard
Université Laval
DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2022v89.0024.
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