Labour / Le Travail
Issue 90 (2022)

Reviews / Comptes rendus

Françoise Ega, Lettres à une Noire, (Montréal : Lux Éditeur, 2021)

Ce récit autobiographique, publié pour la première fois à titre posthume en 1978, relate deux années dans la vie de Françoise Ega, émigrée martiniquaise installée dans la ville de Marseille avec son mari et ses enfants. Cette nouvelle édition préfacée par Elsa Dorlin nous permet de (re)découvrir une œuvre étonnante, et surtout une femme, surnommée Mam’Ega, militante et organisatrice communautaire infatigable dans son quartier de la Busserine, où sa mémoire est encore bien vivante.

Ce livre est né de l’indignation. Témoin de l’exploitation de ses consœurs antillaises fraîchement débarquées au port de Marseille, Françoise Ega décide de se faire embaucher comme femme de ménage, afin d’« en avoir le cœur net » (25), et, surtout, de faire le récit de son expérience quotidienne. Pendant deux ans, elle racontera ses déboires à Carolina, un personnage de l’autre bout du monde, croisé dans un magazine, et dont elle fait son âme sœur.

Pour Françoise Ega, cette « expérience » de service domestique revêt plusieurs dimensions. À prime abord, sa démarche relève autant de l’observation sociologique que du projet littéraire. En effet, la fibre de l’écrivaine vibre fortement en elle, et elle décrit abondamment son plaisir d’écrire et son espoir d’être publiée. Mais travailler comme femme de ménage devient aussi, par moments, une nécessité économique, lorsqu’elle est « prise de court » (251) face aux dépenses du ménage. Cela dit, Ega n’est pas dans la précarité subie par la plupart de ses compatriotes qui demeurent chez leurs patrons, elle en est bien consciente : « Je suis une privilégiée; quand je laisse madame et ses chiffons de poussière, j’ai un gîte, une famille qui m’attend et plus de travail que je n’ai de bras. Le dérivatif est immédiat et la rancœur ne me ronge pas » (67). Par ailleurs, sa détermination est bien mal comprise par son mari, qui rouspète et tente de la convaincre de laisser ses « bonnes femmes » chez qui elle « s’abîme les doigts » (124). Ce mélange des genres fait assurément de Lettres à une Noire une œuvre singulière dans les écrits sur la domesticité.

Bougie d’allumage de son projet d’écriture, l’univers des boulots domestiques prend donc dans le récit une place importante. On retrouve sous la plume mordante de Françoise Ega certains traits familiers des récits de travailleuses domestiques, qu’ils soient contemporains ou qu’ils datent du siècle dernier, qu’ils se déroulent en France, au Québec ou au Brésil. Les pratiques déshumanisantes – comme changer le nom de son employée ou tout simplement ne pas la nommer (« Quinze jours se sont passés et personne ne m’a demandé mon nom ni ma carte d’identité, c’est inouï! » (25)), ou alors parler d’elle « comme si elle n’était pas là » – , les humiliations et les mesquineries du quotidien émaillent le récit, exacerbées par la dimension raciale de ce rapport d’exploitation. En riposte, Ega dépeint les « dames » (et dans une moindre mesure, leurs maris) avec dérision, les tourne en ridicule, mettant en évidence le caractère pathétique, quoique odieux, de leurs manigances. À la déshumanisation, Ega répond par le mépris et affiche un désintérêt ostentatoire envers l’individualité des bourgeoises qui l’embauchent : « elles seront toujours les mêmes, anonymes et tristes » (287). Les hommes n’entrent en scène que rarement dans le quotidien de la travailleuse domestique, pour tempérer les humeurs de madame ou pour supplier la bonne de ne pas rendre son tablier, et il faut dire qu’ils se méritent assez souvent l’indulgence d’Ega. Ici comme ailleurs, la relation ancillaire s’articule autour de la dyade féminine au sein du foyer, permettant aux hommes de profiter confortablement de leurs privilèges domestiques invisibles.

On retrouve aussi dans cette chronique les histoires classiques de démission fracassante après une brimade de trop, des anecdotes réelles ou imaginées qui servent en quelque sorte d’exutoire à la servitude, « laisser tomber sa patronne » demeurant l’ultime pouvoir que confère la position de servante. En effet, il est assez facile de se trouver un emploi domestique lorsqu’on est une femme noire, c’est même un « engrenage » (95) dont il est difficile de s’extraire, comme l’explique éloquemment Ega par la bouche de son amie Solange. Ce marché du travail domestique, s’il ne promet que de maigres salaires et des conditions de travail particulièrement dégradées, permet à tout le moins de « changer de dame » lorsque ça ne fait plus. C’est en tout cas possible pour celles qui, comme Ega, ne sont pas captives dans le logement de leur employeur ou attachées par une dette à rembourser. Malgré les vexations, Françoise Ega persévère dans son projet documentaire, avec la force de son humour dépourvu de cynisme : « J’aurais pu m’en aller, mais si je pars, je ne saurai jamais jusqu’où peut aller une dame en face d’une bonne noire. C’est mieux que ce soit moi qui le constate, d’autant plus que je peux rire de tout mon saoul avec les miens en arrivant chez moi le soir » (61).

Dans ce récit du quotidien, il n’y a pas que son travail de femme de ménage, mais aussi tout le reste de la vie d’Ega : le mari à servir, les enfants à élever, les amis à secourir, la vie de quartier, l’écriture, et aussi les autres petits boulots. Et, bien qu’elle ait choisi le service domestique comme angle principal pour s’engager dans la critique sociale, il n’est pas, loin s’en faut, sa seule cible. Partout autour d’elle, elle observe les mécanismes d’infériorisation à l’œuvre au sein de la société française du début des années 1960. Elle se désole de la résignation de ses compatriotes, et porte également un regard sévère sur l’élite antillaise, les « officiels », les « superbes » qui « tirent le rideau sur ce qui est notre négritude » (184). Joyeuse et insoumise, Françoise Ega nous offre finalement un récit étonnamment léger et drôle, quoique traversé du début à la fin par son refus obstiné de l’injustice : « La vie me tient en état de révolte constante » (46).

Catherine Charron

Chercheuse indépendante


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2022v90.0017.