Labour / Le Travail
Issue 90 (2022)
Reviews / Comptes rendus
Collectif, Grève des stages, grèves des femmes. Anthologie d’une lutte féministe pour un salaire étudiant (2016–2019), (Montréal : Les Éditions du remue-ménage, 2021)
Réunissant une série de textes (articles, témoignages, tracts) et d’images (affiches, autocollants), cet ouvrage collectif se présente comme une anthologie qui revient sur la « construction iconoclaste de la grève des stages » (19) initiée par les comités unitaires sur le travail étudiant (cute) au Québec entre 2016 et 2019. Ce mouvement a réuni plus de 60 000 grévistes au plus fort de sa mobilisation et a permis de créer des bourses dans seize programmes d’études au sein d’écoles de formation professionnelle et d’universités. L’ambition de l’ouvrage n’est toutefois pas de faire l’histoire rétrospective du mouvement pour présenter son déroulement et ses succès, mais de faire acte de mémoire pour contrer le risque que la grève des stages ne soit « effacée de l’histoire du militantisme étudiant » (23), comme l’écrivent les auteurices Annabelle Berthiaume, Amélie Poirier, Etienne Simard, Valérie Simard et Camille Tremblay-Fournier dans leur introduction. Les revendications des cute présentent en effet une rupture majeure par rapport aux mouvements étudiants précédents. En mobilisant les apports des théories féministes et en inscrivant d’emblée la grève des stages comme une grève des femmes, les militant·es ne cherchent pas à (re)discuter la marchandisation du savoir, mais à penser l’exploitation des étudiantes et des étudiants dans et par le système de formation. Le projet politique des cute est de concevoir les stages, mais aussi plus largement les études, comme du travail, les inscrivant ainsi dans le continuum des activités gratuites qui « fait de l’université un terrain d’accumulation et d’exploitation du travail non rémunéré » (10) comme l’écrivent Silvia Federici et George Caffentzis dans la préface de l’ouvrage. Les revendications portées par les cute s’inscrivent dans la continuité des luttes féministes et mettent au cœur du débat trois questions centrales qui ont servi de « catalyseur » à la mobilisation : qui sont les personnes qui effectuent les stages gratuits? Dans quelles conditions et à quels coûts ? Et à qui bénéficient-ils ?
Dans un contexte de ras-le-bol généralisé de la persistance des inégalités sexuées et de grèves des femmes dans plusieurs régions du monde, l’absence de rémunération des stages effectués dans les domaines de formation féminisés, alors que ce n’est pas le cas dans les domaines masculinisés, a littéralement mis le feu aux poudres. La lutte des cute met au jour la continuité entre le travail reproductif et le travail étudiant, prolongeant de façon pertinente les réflexions sur la division sexuée du travail, l’absence de reconnaissance et le « mépris comme salaire » (65). Chaque contribution éclaire des enjeux différents du travail gratuit : l’absence de salaire et de protection légale des stagiaires ; la misère étudiante, en particulier l’endettement, l’infantilisation et la dépendance aux parents et/ou à l’État ; la division du travail et les rapports de domination, autant sur les lieux de stages que sur les campus ; les difficultés d’articulation travail-famille ; le racisme ; le harcèlement ; et la pression au straight et cis passing par exemple. Le livre est littéralement foisonnant, car les textes rassemblés « portent des voix et des points de vue différents sur et dans le mouvement de grève » (22). L’ouvrage réunit des argumentaires, des témoignages, des prises de position, des discours publiés par des militant·es issu·es de différents domaines (santé, social, communication, culture, etc.) dans des magazines, sur Internet ou distribués sur les campus et dans la rue. Les textes et les images donnent à voir la grève de l’intérieur, par les personnes qui ont construit les argumentaires, nourri la réflexion par leurs témoignages, porté les revendications et organisé le mouvement. Ces documents sont répartis en six chapitres dans une logique chronologique : le premier chapitre traite du contexte de formation des cute et le dernier fait le bilan de la grève et aborde la dissolution des cute. Les chapitres deux et trois sont consacrés à la réflexion théorique et à la construction de l’argumentaire permettant de penser les études comme travail. Les chapitres quatre et cinq abordent davantage les enjeux organisationnels et stratégiques de la mobilisation. Tous les chapitres sont brièvement introduits par les auteurices pour donner quelques éléments contextuels facilitant la lecture et la compréhension du propos. L’originalité de cette anthologie est de donner à voir l’histoire en train de se faire, la manière dont la grève est née et a été organisée, mais aussi les dissentions, les tensions et les tentatives de déstabilisation ou de récupération qui l’ont marquée, notamment par les organisations étudiantes traditionnelles. Si cette polyphonie est parfois difficile à suivre pour celles et ceux qui ne maîtrisent pas le contexte de formation québécois (les abréviations sont nombreuses et les contextes d’activité très diversifiés), les apports de l’ouvrage sont multiples, autant sur le plan théorique, que sur le plan stratégique.
Du point de vue théorique tout d’abord, les cute ont mobilisé les travaux féministes pour remettre en question la vision traditionnelle du travail étudiant comme non-productif et revendiquer un salaire pour les stagiaires. Les militant·es rompent dès lors avec la vision de la formation comme un service, et mettent l’accent sur la nécessité de reconnaître la valeur du travail étudiant, qui ne peut dès lors plus se monnayer uniquement en crédits. Elles et ils dénoncent le fait que les étudiant·es doivent « payer pour étudier », mais rendent surtout visibles les mécanismes de l’exploitation. En effet, ce qui définit le travail gratuit, c’est son appropriation, autant par les employeurs sur les lieux de stages, que par les institutions de formation. Au cœur des revendications, nous retrouvons ainsi un slogan qui a marqué la campagne Wages for Housework dans les années 1970 : « L’exploitation n’est pas une vocation » ! Si les étudiant·es en ont « ras-le-bol d’être bénévoles » (117) et dénoncent l’usage de leur force de travail dans un contexte de marché du travail de plus en plus précarisé, la force de leur démonstration est surtout dans l’analyse très fine des multiples dominations subies. Le statut de stagiaire ouvre en effet sur une double subordination vis-à-vis des employeurs et des institutions de formation qui a rarement été analysée comme telle. À cet égard, les témoignages sont poignants, autant lorsqu’ils sont lus dans et pour leur singularité, que de manière croisée, permettant ainsi une critique féministe généralisée du système de formation et de ses institutions.
Sur le plan stratégique ensuite, les cute rompent avec les modes d’organisation traditionnels, mettant sur pied de comités autonomes décentralisés et féminisés, qui ne séparent pas « la prise de décision de l’exécution, et [qui ne formulent] pas de propositions sans se porter garantes de leur concrétisation » (215). S. Federici et G. Caffentzis affirment d’ailleurs que l’ouvrage est une source d’« idées sur les modes d’organisation les plus aptes à mobiliser des milliers de personnes et à les maintenir engagées sur le temps long » (14). L’organisation d’une grève générale sur les lieux de stages présente en effet des défis de taille : éclatement des lieux et atomisation des personnes notamment, sans compter les pressions politiques et institutionnelles. L’ouvrage rend très bien compte du climat et des enjeux qui ont marqué les trois ans de luttes, donnant à voir des aspects généralement peu discutés dans la littérature. Il ouvre également la réflexion sur la convergence des luttes, discutant ouvertement des revers parfois déroutants des initiatives prises par les militant·es pour favoriser la participation des personnes marginalisées et invisibilisées.
Au final, l’ouvrage va bien au-delà de ses ambitions : il contribue non seulement à collectiviser et garder la mémoire vive de la revendication pour un salaire étudiant, mais il montre surtout la vitalité et la fécondité des perspectives féministes pour la lutte tant sur le plan théorique, que sur le plan stratégique.
Morgane Kuehni
Haute école de travail social
et de la santé, hetsl-hes-so
Lausanne
DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2022v90.0021.
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