Labour / Le Travail
Issue 91 (2023)

Reviews / Comptes rendus

Kathleen Durocher, Pour sortir les allumettières de l’ombre. Les ouvrières de la manufacture d’allumettes E.B. Eddy de Hull (1854-1928) (Ottawa : Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2022)

Cet ouvrage, issu du mémoire de maîtrise de son autrice, entend, comme son titre l’indique, jeter un peu plus de lumière sur les ouvrières de la compagnie E.B. Eddy dont on connaissait jusqu’ici surtout les grèves qu’elles avaient menées en 1919 et 1924. À l’exception de l’article de Michelle Lapointe qui examine leur syndicalisation et les deux conflits de travail qu’elles ont déclenchés (Revue d’histoire de l’Amérique française, 1979), aucune étude, en effet, ne s’était attardée aux allumettières. Leur récente résurgence dans la mémoire de la population locale, qui s’est entre autres manifestée par la nomination d’un boulevard en leur honneur, et la persistance de mythes les concernant auront incité Kathleen Durocher à s’interroger sur leur histoire.

En essence, l’ouvrage vise donc à lever le voile sur ce groupe de travailleuses en s’attardant à leurs conditions de vie et de travail. Les trois premiers chapitres qui le composent cherchent, dans un premier temps, à déterminer combien d’ouvrières étaient embauchées par la compagnie durant la période à l’étude, puis à décrire les tâches qu’elles effectuaient dans l’usine, leurs origines familiales et ethniques, leur état civil, leur localisation dans la ville et leur milieu de vie. Deux chapitres intermédiaires (chapitre 4 et 5) se penchent sur l’utilisation du phosphore blanc dans la fabrication des allumettes et sur les dangers que ce produit représentait pour les ouvrières avant son interdiction dans les pays européens puis au Canada en 1914. Les deux derniers chapitres reprennent l’analyse du groupe des allumettières en décortiquant leur environnement et leurs conditions de travail (heures de travail; salaires; risques professionnels causés par le phosphore blanc) et finalement, dans un dernier chapitre, en s’attardant à leur syndicalisation, aux grèves qu’elles ont menées au tournant des années 1920 et à la disparition du syndicat et de la manufacture.

Comme le laisse deviner ce bref aperçu, l’ouvrage de Durocher renoue en quelque sorte avec les études classiques en histoire de la famille ouvrière (on pense, pour le Québec, aux travaux de Bettina Bradbury ou de Peter Gossage) auxquelles il emprunte les sources et la méthodologie. Par exemple, c’est principalement en recourant aux recensements nominatifs que l’ouvrage tente de dessiner le portrait des allumettières (âge, scolarité, statut matrimonial, appartenance religieuse, langue parlée, composition des ménages où elles s’insèrent, salaire, etc.), alors que d’autres documents, comme les plans de la municipalité et d’assurance incendie ou le fonds de la compagnie E.B. Eddy, lui permettent de les situer dans la ville et de décrire l’environnement dans lequel elles travaillaient. Par ailleurs, de nombreux journaux et périodiques, divers fonds gouvernementaux (Ottawa, Québec, Ville de Hull/Gatineau) et privés, notamment le fonds William Lyon Mackenzie King, les archives des Oblats (fonds Deschâtelets), celui de la Confédération des syndicats nationaux, etc., lui permettent de revenir sur l’usage, puis l’interdiction du phosphore blanc dans la fabrication des allumettes et sur la mobilisation des allumettières au sein d’un syndicat catholique.

De fait, l’exhaustivité de la recherche est sans nul doute l’un de points forts de cet ouvrage. Visiblement, l’autrice n’a pas ménagé sa peine pour traquer la moindre bribe d’information concernant son objet d’étude. C’est néanmoins avec difficulté qu’elle parvient à dresser le portrait de ces ouvrières, surtout pour la période avant 1910, tant ces dernières sont sous-énumérées dans les recensements. Le phénomène, maintes fois signalé par les historiennes, est ici pleinement mis au jour, les données des recensements nominatifs du xixe siècle offrant un contraste frappant avec les déclarations de la compagnie. Ainsi, en 1870, aucune femme n’est identifiée comme ouvrière à la E.B. Eddy dans les listes nominatives, alors que la compagnie affirme en embaucher 80; même situation dix ans plus tard alors que le recensement dénombre seulement 22 ouvrières pendant que la compagnie prétend en employer 180 (17). Le croisement des sources aura donc permis à Durocher de bien montrer leurs limites en ce qui concerne le travail salarié féminin. Plus généralement, toutefois, les recensements et autres sources utilisées auront surtout contribué à confirmer le portrait de l’ouvrière canadienne-française relativement jeune et très majoritairement célibataire, travaillant en compagnie de membres de sa famille et contribuant à l’économie familiale par un salaire généralement faible. Pour sa part, le rappel de leur syndicalisation et du déroulement des grèves qu’elles ont menées apporte quelques précisions sur les événements et les actrices de ces conflits de travail, tout en poursuivant l’investigation jusqu’à la cessation des activités syndicales et manufacturières, mais sans modifier de manière significative le portrait d’ensemble déjà connu.

L’ouvrage de Durocher trouvera certainement son public, notamment les spécialistes de l’histoire de la famille et de l’histoire ouvrière de même que ceux et celles qui s’intéressent à l’histoire de Hull dont l’héritage industriel n’a pas été suffisamment exploré. De leur côté, les chapitres consacrés à la question de l’emploi du phosphore blanc et de son interdiction au Canada seront sans doute utiles aux chercheurs et chercheuses qui se penchent sur l’histoire des maladies et lésions professionnelles et sur l’évolution des lois industrielles, notamment des lois concernant les accidents du travail. Ces deux chapitres s’intègrent toutefois assez difficilement au propos du livre centré sur les ouvrières qui, contrairement à ce qui s’est produit en Europe, ne travaillaient pas en contact direct avec le phosphore blanc puisqu’elles se consacraient uniquement à la mise en boîte des allumettes et non à leur fabrication. L’ouvrage montre bien que quelques-unes d’entre elles ont tout de même été gravement affectées par cette substance. Mais le nombre de cas demeure élusif et ne nécessitait pas une mise en contexte aussi approfondie, d’autant que celle-ci vient interrompre l’étude du groupe de travailleuses. À ce problème de structure s’ajoute aussi un problème de rédaction, le livre étant parsemé de passages boiteux, de phrases empruntant la forme passive et parfois incompréhensibles. Au point où on se demande si un véritable travail de révision de texte a été fait par la maison d’édition. Enfin, signalons un problème avec les dates de recensements, ceux-ci n’ayant pas été réalisés en 1870, 1880, ou 1890, etc., mais bien en 1871, 1881, 1891… On notera également que contrairement à ce qu’annonce le titre du tableau 1.2, seules les années 1870 et 1880 (sic) sont considérées, l’année 1890 (sic) n’y figurant pas, une autre erreur qu’une lecture attentive aurait permis d’éviter.

Denyse Baillargeon

Université de Montréal


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2023v91.0015.