Labour / Le Travail
Issue 91 (2023)

Reviews / Comptes rendus

Olivier Ducharme, 1972. Répression et dépossession politique (Montréal : Écosociété, 2022)

J’ai revu récemment le Bye Bye 72 pour un projet qui n’a pas abouti. J’en ai retenu plusieurs choses : un sketch interminable et pas très drôle sur les élections fédérales de 1972 ; un autre sur l’inculture de Marie-Claire Kirkland, la ministre des Affaires culturelles de Robert Bourassa, interprétée par Dominique Michel ; des blagues homophobes qui laissent pantois cinquante ans plus tard ; une impression que les réactions par trop enthousiastes du faux public sont engendrées par un abus d’amphétamines ; le cabotinage de Dominique Michel dans le rôle de la Godmother (c’est l’année du Parrain). Mais ce qui a surtout retenu mon attention, c’est le décalage manifeste entre les événements sociopolitiques de l’année et ce que le Bye Bye présente aux téléspectateurs et téléspectatrices en cette veille du jour de l’An. Alors que les chefs syndicaux sont envoyés en prison, que le Québec vit de grandes grèves, que les centrales syndicales ont des objectifs résolument socialistes, que les femmes envahissent les tavernes encore réservées aux hommes, on ne consacre qu’un court sketch à la grève des cols bleus et des vidangeurs à Montréal, au printemps 1972. On ne sent rien de l’ambiance survoltée de cette année dans l’émission qui doit pourtant en faire un portrait, fût-il bon enfant. Ce ne serait pas une première : le Bye Bye a souvent été plus intéressé par les déboires de la communauté artistique ou les émissions du canal 2 et du canal 10 que par les manifestations et revendications du moment. Chose certaine, cet écart accrédite la thèse d’Olivier Ducharme dans 1972. Répression et dépossession politique : « C’est finalement le va-et-vient entre les idées “révolutionnaires” et les idées “réactionnaires” qui forme la dynamique de cette année mouvementée. Ce seront les idées “réactionnaires” qui sortiront vainqueurs de cette lutte. En 1972, le Québec n’a jamais été si près d’une “révolution” ; et pourtant, il n’en a jamais été si loin. » Le 31 décembre 1972, pas un mot sur l’occupation de Sept-Îles par les syndicats ni sur les premiers moments du développement de la baie James, mais un sketch complet, écrit avec toute l’homophobie dont on est alors capable, sur le « mariage » de Michel Girouard et du pianiste Réjean Tremblay. On est loin du Grand Soir.

L’essayiste Olivier Ducharme, qui s’est ailleurs intéressé à l’œuvre de Pierre Perrault (À bout de patience, 2016), a voulu présenter dans 1972. Répression et dépossession politique une mosaïque des événements sociopolitiques de cette année, dont plusieurs ont été oubliés. On fait plusieurs découvertes ou redécouvertes en le lisant : je pense entre autres à l’établissement de « cégeps parallèles », au voyage de Michel Chartrand au Moyen-Orient, à la nomination de Jacques Saulnier à la tête de la police de Montréal et à l’échec de la Nuit des Poètes sur les plaines d’Abraham. La démarche essayistique et l’engagement à gauche sont pleinement réclamés par Ducharme : « La montée en puissance de l’option indépendantiste, et par le fait même du pq, a fait en sorte de marginaliser une partie de la gauche et de jeter aux poubelles de l’histoire la critique anticapitaliste présente sur le territoire québécois. 1972 est une année riche pour la lignée anticapitaliste au Québec ; la reconnaître comme telle, malgré la défaite, c’est reconnaître qu’une autre histoire est possible et qu’un autre avenir est nécessaire. »

L’inspiration de Ducharme est le film 24 heures ou plus de Gilles Groulx, censuré par l’onf en décembre 1972. Il y consacre d’ailleurs toute une partie de son livre. Le commissaire de l’onf à l’époque, Sydney Newman, qui a le malheur de ne pas comprendre le français, est vite sur la gâchette et sanctionne le film, que seulement quelques personnes — dont le journaliste Gérald Godin, caché dans la cabine du projectionniste — pourront voir à l’onf, le 13 décembre 1972. L’année précédente, Newman avait réservé le même traitement au documentaire de Denys Arcand On est au coton, qui n’était pas tout à fait une ode aux vertus du capitalisme dans le domaine du textile. Le film de Groulx, comme celui d’Arcand, d’ailleurs, ne seront diffusés « officiellement » par l’onf que dans la seconde moitié de la décennie 1970.

Ducharme cherche à reprendre la trame du film de Groulx, laquelle consistait, selon le réalisateur lui-même, à filmer « 56 sujets », aux alentours de Montréal, pendant les mois de novembre et décembre 1971, lesquels permettraient d’« observer que les choses ne se produisent pas par hasard et qu’elles sont, au contraire, reliées par la réalité de l’ensemble qui, lui, est politique ». Tout ce qui a été révélé par le film, précise aussi Groulx, a déjà paru dans les journaux ; c’est l’assemblage qui change et révèle tout. Ducharme suit la même voie : « Tout ce qui se trouve dans les pages qui suivent provient d’articles de journaux de 1972 (quelquefois de 1970, 1971 ou 1973). Si un sujet est absent, c’est qu’il apparaissait peu ou pas du tout dans les journaux de l’époque ». L’idée est riche, mais on perd évidemment le recul historique sur ces événements, puisque le propos se limite à ce que le journal du matin en rapporte. Ces journaux ont bien sûr leurs biais, leurs filtres, souvent liés à des intérêts — capitalistes — plus grands que les leurs. On doit diversifier les sources, ce que fait d’ailleurs Ducharme, qui se réfère aussi à des journaux de combat, comme Québec-Presse, hebdomadaire autogéré qui paraît de 1969 à 1974. Ceux-ci ont aussi leurs biais, bien sûr. Personne ne prétend ici, de toute façon, toucher le réel. Il n’empêche que l’ancrage dans le hic et nunc des journaux condamne à une vue partielle.

Au cours de la lecture, on perd aussi, parfois, le fil qui relie tous les événements. L’avant-propos et l’introduction apparaissent quelque peu précipités, comme si on avait plaqué sur l’ensemble les différentes acceptions du concept de dépossession, « importé » des ouvrages précédents d’Olivier Ducharme. Même dans le film de Groulx, certains commentaires lus par le réalisateur et le défunt politologue Jean-Marc Piotte permettent de rapiécer les bouts de film. La récurrence d’images filmées dans un zoo fait le même travail qui permet aux spectateurs et spectatrices de faire pour eux-mêmes les rapprochements. On aurait souhaité que l’auteur prenne le temps de mieux borner son parcours, çà et là.

Aussi, à braquer la lumière sur une seule année, en s’attachant à l’écume des jours dont rendent compte les journaux, il n’y a pas qu’un problème de perspective : il y a aussi un danger de fétichisation. En conclusion de son ouvrage, Olivier Ducharme écrit : « S’il faut tirer des leçons des critiques du système de l’époque, c’est qu’au contraire du mouvement socialiste d’il y a cinquante ans, la lutte actuelle anticapitaliste doit, en tout premier lieu, s’attaquer au mode de protection de l’économie capitaliste. C’est à l’industrialisation et à la croissance exponentielle qu’il faut s’attaquer. Aujourd’hui, l’anticapitalisme ne doit pas d’abord de fonder sur le monde syndical et ouvrier, mais bien davantage sur la lutte environnementale. Or cette lutte prend racine en partie en 1972. » Ce passage donne l’impression que le ratage et la solution future se trouvent au même endroit, au même moment. Que l’objectif de l’anticapitalisme se trouve déjà là où l’écrivain a précisément cherché. On veut bien parler d’ancrages pour les combats d’aujourd’hui, mais peut-être y a-t-il un danger à tout concentrer sur une même année.

Cela dit, l’exercice d’Olivier Ducharme, qui réclame son caractère essayistique, est tout à fait méritoire. Il se dégage de l’ensemble une réelle énergie narrative. Il y a même quelque chose là du chapitre d’une histoire dont on se prend à rêver, pour le Québec. Une histoire engagée et, surtout, capable de fournir son propre « roman national », bien différent de celui que plusieurs, plus près de la droite que la gauche, ont établi et continuent d’établir. Ce que Fernand Dumont écrivait, en 1958, est encore et toujours valable : « Il faut qu’on nous donne une autre histoire qui ne nous apprenne pas seulement que nos pères ont été vaincus en 1760 et n’ont plus fait ensuite que défendre leur langue ; une histoire qui nous les montre réclamant les libertés politiques en 1775 et 1837 ; une histoire qui ne masque plus la naissance du prolétariat à la fin du xixe siècle par un chapitre sur les écoles séparées. » De cette histoire, Olivier Ducharme vient d’écrire le chapitre consacré à l’année 1972.

Jonathan Livernois

Université Laval


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2023v91.0019.