Labour / Le Travail
Issue 91 (2023)

Reviews / Comptes rendus

Hacène Belmessous, Petite histoire politique des banlieues populaires (Paris : les Éditions Syllepse, 2022)

Avec Petite histoire politique des banlieues populaires, Hacène Belmessous s’intéresse de nouveau à l’histoire politique du séparatisme socio-culturel qui gouverne l’espace public et l’impact des pratiques politiques de relégation et d’enclavement urbain sur la vie sociale et l’existence quotidienne des habitants de plusieurs quartiers français. Prolongement de ses travaux sur les logiques ségrégatives de la République développés dans Mixité sociale, une imposture : retour sur un mythe français (2006), Opération banlieues. Comment l’État prépare la guerre urbaine dans les cités françaises (2010) et Les laboratoires de la haine. Enquête sur la face cachée du frontisme municipal (2019), H. Belmessous illustre comment la société française, sous ses grands principes d’horizon idéalisés de la République, est traversée dans les faits par des logiques de différenciation, de discrimination et de ségrégation sociale, raciale et spatiale. Les banlieues populaires y sont mises à distance de la société du Commun, réduites à un état de non-lieu et d’extraterritorialité, les modes de vie y sont contraints, les populations reléguées dans un confinement ethnoracial et un statut déprécié, et l’identité collective est marquée au fer rouge. Les banlieues populaires sont dans les faits le « miroir grossissant d’une République qui a baissé les bras en matière d’égalité » (14).

Parcourir l’histoire politique de quelques-unes de ces banlieues les plus emblématiques entre 1970 et 2005, c’est pour H. Belmessous s’interroger sur ce que les politiques publiques ont elles-mêmes produit dans ces lieux et s’offrir les moyens d’observer la modélisation de l’État dans ses champs d’action privilégiés que sont l’habitat, l’école, l’administration et la police. L’analyse repose ici sur un vaste corpus d’archives municipales, départementales, de l’Union nationale des bureaux d’aide sociale, celles également des promoteurs immobiliers et de la Caisse des dépôts et consignations, principal bailleur du logement social et de la politique de la ville dans ces quartiers. S’y découvre le recours à la psychologie et à la culture des individus pour expliquer la désagrégation des quartiers et masquer des présupposés raciaux « qui ranime au bout du compte une idéologie imprégnée de valeurs coloniales » (49). Ces archives constituent certes des clefs d’analyse des orientations d’État et des administrations publiques, mais plus fondamentalement une mémoire vivante des processus de décisions politiques et de ghettoïsation sociale, du contexte dans lequel évoluent des collectivités locales dépréciées et finalement, des causes profondes de disqualification et de mépris social de ces lieux et de leurs habitants.

À travers un langage précis, cru et sans équivoque, H. Belmessous développe son argumentaire avec une perspective critique et anti-coloniale, dans laquelle les individus habitant les banlieues – d’abord les travailleurs immigrés d’origine maghrébine et d’Afrique subsaharienne, puis leurs enfants installés définitivement dont la nationalité française est négociée – sont finalement les corps-machines d’un dispositif qui instaure et reproduit un ordre de pensée structuré par un horizon néocolonial. Si plusieurs interrogations émergent de son enquête, il s’intéresse principalement à la façon dont on accepte collectivement le « processus de ghettoïsation social continu de ces quartiers, processus qui n’a cessé de s’amplifier depuis le début des années 1980 » (10) et qui se réapproprie les « résidus culturalistes de l’Empire français » (86). Son travail se consacre à déceler ce processus à travers l’évolution de la politique de la ville construite à partir d’un cadre conceptuel ethnoracial, mais dont les principes d’urbanisme ou encore les registres de sécurité et de surveillance occultent les réels buts poursuivis et négligent les conditions d’existence et les réalités locales. À travers le traitement rigoureux et approfondi de divers textes de lois, archives municipales, débats et de décisions rendues publiques, H. Belmessous explore comment les politiques d’exclusion sont justifiées à travers le temps, en se centrant sur les visions analogues des partis de la gauche et de la droite politique.

Sous le paradigme de la rénovation urbaine ou du discours de la mixité sociale, les habitants des banlieues se sont butés successivement à des critères discriminatoires dans l’attribution des logements, à des seuils ou à un plafonnement d’étrangers, à l’arrêt brutal de la construction des grands ensembles ou à « la démolition de 640 logements construits moins de 30 ans plus tôt » (48). Le démantèlement social qui s’en est suivi n’est pas étonnant en considérant l’échec de la société françaises en ces lieux « dont l’objectif immédiat à leur construction était de loger le peuple » (181). L’ensemble de ces stratégies mises en œuvre par les diverses institutions pour réguler les banlieues résulte de représentations culturelles supposant que l’appartenance raciale ou religieuse de ses communautés est indissociable d’un dit problème d’intégration, alors qu’elles ont été exclues d’emblée. L’étude des politiques publiques met en lumière cette exclusion volontaire et calculée, tantôt de manière explicite, tantôt sous le mirage d’idéaux de la République, et fait le procès à un État qui se dérobe de ses responsabilités.

Bien que l’érudition de H. Belmessous en matière de terrain exploré, d’enjeux municipaux et d’institutions politiques françaises est parfois étourdissante, elle permet définitivement de reconstruire et déplier « le puzzle d’un univers social français devenu finalement prévisible » (28). En insistant sur le fait de l’immigration comme une source de conflits sans fin dans la fabrique de la République, H. Belmessous révèle les dessous de la complicité des acteurs dans l’écriture du destin de ces individus en territoire hostile. Son argumentaire rappelle celui d’autres auteurs qui ont étudié les dimensions politiques de (re)production de ces territoires dits de relégation. Nous faisons ici référence par exemple à Loïc Wacquant, sociologue et anthropologue français qui, dans son ouvrage Parias urbains, Ghettos, banlieues, État (2006) a réalisé la comparaison du ghetto de Chicago et d’une banlieue au Nord de Paris sur une période de plus d’une décennie, et ce, combinant observations et entretiens sur le terrain, données statistiques et rappels historiques. La similitude de ces ouvrages repose notamment sur l’attention accordée aux représentations symboliques, où les forts stigmates associés aux lieux nourrissent le mépris et influencent le traitement politique – ce que H. Belmessous qualifie comme le stigmate du repoussoir (32). Par ailleurs, les auteurs nous apprennent chacun à leur manière à déplacer notre regard sur les faits plutôt que sur les idéologies intuitives pour contrer notamment la montée des idéologies racistes et individualistes.

Si les dernières pages rendent compte des stratégies déployées par les communautés habitant dans les zones soustraites du droit commun pour se faire entendre et exister socialement, la politique de la ville telle que dépeinte par H. Belmessous peut nous sembler trop souvent monolithique. Cette dernière est explorée à travers les gestionnaires urbains et les élus municipaux dont les voix sont évacuées de toute tension et conflits. Une approche plus généalogique aurait sans doute permis de soulever les traces vivantes de la résistance, ce qui n’aurait rien enlevé à son propos. Malgré cela, cet ouvrage permet de complexifier notre compréhension des liens entre territoires et discriminations et d’illustrer du même coup que les solutions ne sont pas simples. Afin de s’attaquer au dit problème des banlieues comme le dicte la politique de la ville, il ne suffit pas de redonner des couleurs aux façades grises des immeubles (55). Cette histoire politique permet de prendre la mesure de la gravité des conséquences à plus long terme de ces épreuves et enjoint à une révision de nos modes traditionnels d’analyse sociale et d’action publique relatifs aux inégalités sociales et aux pratiques discriminatoires (re)produites en milieu urbain.

Jade Bourdages et Izara Gilbert

Université du Québec à Montréal


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2023v91.0021.