Labour / Le Travail
Issue 91 (2023)

Reviews / Comptes rendus

Kevin Lambert, Querelle de Roberval (Montréal : Héliotrope, 2018)

« La destruction est notre manière de bâtir ». Cette phrase, la toute dernière du premier roman de Kevin Lambert, Tu aimeras ce que tu as tué, aurait tout aussi bien pu fermer sa « fiction syndicale », Querelle de Roberval (récemment traduit en anglais chez Biblioasis). La violence règne en effet dans l’un et l’autre récit, emportant dans sa fureur personnages, langage et symboles. Avec cette deuxième œuvre, le romancier confirme sa maestria dans la mise en forme noire et ironique de la haine, des agressions concrètes, économiques, sexuelles, symboliques ou verbales, petites ou grandes, des moments où pulsion de vie et pulsion de mort se confondent et plongent les communautés dans la confusion.

Une grève dans une scierie du Lac Saint-Jean constitue le fil narratif principal de Querelle de Roberval et d’emblée, avec l’eau de Javel versée par les patrons dans les cafés de la ligne de piquetage, confrontée aux grands froids de l’hiver, on peut pressentir que le conflit de travail se durcira et dérapera. Pas de « divulgâchage » de ma part, ici, puisque le recours dans la division des chapitres aux termes de la tragédie grecque (prologue, parodos, stasimon, kommos, exodos, épilogue) annonce le caractère inéluctable de la fin : il y aura des morts dans cette histoire. Ce faisant, Kevin Lambert redéploie dans toute leur force des termes que les syndicalistes emploient chaque jour comme des métaphores quelque peu exsangues : « conflit de travail », « rapport de force », « syndicalisme de combat » reprennent de leur caractère concret, immédiat, guerrier même. Grève et lock-out ne sont pas, dans ce roman, des ballets étroitement balisés juridiquement, des gestes centrés sur l’image et les relations publiques (bien que les médias, en particulier des radio-poubelles, en prennent pour leur rhume), mais des phases culminantes des très matérielles et physiques luttes entre travailleurs.euses et patrons, comme entre les individus, au sein du syndicat entre autres.

Il importe de souligner l’emprunt à la tragédie dans cette « fiction syndicale », car du point de vue esthétique et historique la tragédie constitue « la » forme par excellence de réflexion sur la reproduction cyclique de la violence, la domination des structures sur les individus. Par la relance de cet héritage littéraire, Querelle de Roberval laisse entendre que les contradictions propres au travail, la violence inhérente à l’échange de sa force de travail et des jours, mois et années de vie contre un salaire, ne peuvent être simplement et définitivement surmontées grâce à la négociation. Par sa forme même, ce texte rappelle que le travail est le lieu par excellence du conflit, d’un indépassable conflit, source de souffrances, de douleurs, de divisions, jusqu’au plus intime de soi.

La tragédie laisse aussi à ce texte un autre outil, celui de la forme chorale, de la « voix » de la foule, mais le roman fait éclater l’unité du chœur propre à la tragédie pour mieux explorer les divisions. On voit ainsi toutes les différences, toutes les nuances entre Judith, l’employée de bureau chargée de la comptabilité, plus proche physiquement et intellectuellement des patrons, au cœur même de la scierie, sa sœur Jézabel, qui jubile au contraire dans les « jobs de bras » et la maîtrise des plus grosses machines, Fauteux le président de syndicat, grande gueule mêlant défense de la solidarité collective et hostilité face aux femmes, aux environnementalistes et à l’immigration, Kathleen l’électricienne qui n’a « pas le temps ni les moyens d’être pour la grève », et tant d’autres. Lambert excelle dans la caractérisation des personnages et la description de leurs paroles et pensées, empruntées pêle-mêle aux discours circulant dans les médias. Ce faisant, il exhibe comment ces discours ne servent pas tant à fonder, encore moins à élaborer de façon rigoureuse une position mais à la justifier après-coup et à moindres frais, quitte à plonger dans la mauvaise foi. Par le recours à la forme chorale, Querelle de Roberval transforme en réussite narrative une des difficultés structurales des luttes syndicales, celle consistant à unir dans l’action une collectivité que tant de facteurs divisent, contre un employeur n’ayant aucune exigence démocratique équivalente. Quiconque s’intéresse aux discours sur le syndicalisme et les travailleurs.euses ne peut manquer de jubiler devant cette très fine réécriture, bien qu’elle puisse être déstabilisante pour qui ne prêterait pas attention à son ironie, laquelle culmine quand la narration proclame que « l’entrepreunariat est le génie de notre époque. Je, Kevin Lambert, auteur de cette bien modeste fantaisie, prend ici même en page 179, position sans ambiguïté pour le patronat et contre la bassesse des grévistes ».

Ce roman déploie une vive attention au détail matériel des choses et des rapports sociaux, dont le tour de force constitue sans doute le chapitre intitulé « Division du travail », avec la description du processus menant de l’abattage des arbres en forêt et des différentes étapes de la transformation des troncs en planches, jusqu’aux résidus vendus sous forme de granules dans les dépanneurs, ceci avec des remarques incisives contre la dévastation des territoires des communautés autochtones et des difficultés d’« être femme dans ce milieu-là ». Tout en redonnant à la production capitaliste, comme à la violence du travail et des luttes syndicales leur dimension la plus concrète, Querelle de Roberval ne saurait être lu comme une représentation réaliste susceptible de fournir une documentation aux spécialistes du travail et du syndicalisme. Car, du début à la fin, la puissance du désir et le souffle du lyrisme emportent le récit du détail concret, parfois très cru, vers l’exaltation des principaux personnages comme des anges maléfiques. C’est le cas pour le trio de « bums », « graines de terroristes » en skate et bmx, qui sèment des cocktails Molotov sur leur passage, pour Jézabel au prénom fortement symbolique, mais surtout pour le personnage de Querelle, emprunté par Lambert à Jean Genet.

Irrésistible objet de désir, Querelle surgit dans Roberval comme « Le Visiteur » dans la famille bourgeoise de Teorema de Pasolini. Tous veulent être possédés par lui, les fils comme les pères, mais ces derniers refoulent cet attrait sous une haineuse homophobie. Cette trame narrative est celle qui déplace le plus fortement les éléments de récit normalement associés à la grève et au syndicalisme et peut-être est-ce par-là que ce roman peut contribuer le plus à renouveler la réflexion à ce sujet. Quitte à synthétiser sans transition ma pensée, j’avancerais que Kevin Lambert propose une lecture queer du syndicalisme, une lecture revivifiant dans le syndicalisme l’affirmation de la transgression, de la déviance même, la radicale remise en question des formes et des catégories de domination. Tout en signalant, ici et là dans le récit, les préjugés homophobes, racistes ou sexistes de certains grévistes (comme de la communauté englobante), Querelle de Roberval fait de Querelle (et dans une moindre mesure de Jézabel et du trio « junkie ») une figure allégorique du refus de la normalité, la figure du désir collectif et latent pour une vie rebelle, affirmative, dressée contre l’ordre et la loi du capital, lequel ne fait que détourner vers de faux et superficiels désirs. Par là et, plus généralement, par son attention aux liens entre culture, économie, identités et hiérarchies sociales, sexualité et travail, ce roman rejoint divers courants qui tentent de dépasser l’opposition entre « gauche culturelle » et « gauche sociale » ou « matérialiste ». Il serait ainsi intéressant de le lire conjointement à Queer Marxism de Kevin Floyd. Par ailleurs, j’oserais avancer que Lambert pousse un peu plus loin encore cette lecture queer et rejoint la sensibilité exprimée dans Filles corsaires de Camille Toffoli (brillant recueil d’essais), laquelle invite celleux s’identifiant à la « queerness » à tenir compte des « existences qui échappent aux idéaux de gauche » et ont « peu de pouvoir économique, peu de prise sur l’évolution des lieux qu’elles fréquentent ». Ces vies « hors-catégories », qui correspondent conceptuellement aux perspectives queer, mais sont le plus souvent exclues des luttes pratiques qui en découlent (comme de bien d’autres collectif « de gauche »), ces personnes aujourd’hui qualifiées de « white trash » et désignées par Marx comme lumpenprolétariat, elles trouvent dans le roman de Lambert le droit à la représentation car, bien que du « mauvais » côté de la lutte, idéologiquement, elles portent elles aussi, ultimement, une volonté de transgression. Pour elles aussi, comme pour le syndicalisme de combat mythifié de Querelle et Jézabel, le noir soleil de la destruction est la manière de rêver une vie libre, juste, souveraine.

Michel Lacroix

Université du Québec à Montréal


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2023v91.0022.