Labour / Le Travail
Issue 91 (2023)

Reviews / Comptes rendus

Patrick Guillaudat et Pierre Mouterde, Les couleurs de la révolution. La gauche à l’épreuve du pouvoir. Venezuela, Équateur, Bolivie : un bilan à travers l’histoire (Paris : Éditions du Syllepse, 2022)

« Les couleurs de la révolution » est un essai bien documenté et très stimulant portant sur un sujet qu’on penserait relégué aux musées d’histoire et qui pourtant est encore à l’ordre du jour en Amérique latine : la « Révolution ». On pourrait croire que l’usage du terme de révolution pour référer au virage à gauche au Venezuela, en Équateur et en Bolivie au tournant du millénaire est quelque peu exagéré. D’aucuns affirment qu’il ne s’agirait que de gouvernements populistes de gauche ou d’autres d’une alternance par les urnes. Pourtant, au-delà du fait que les gouvernements de gauche de ces trois pays se sont revendiqués de la révolution (bolivarienne, citoyenne et autochtone, respectivement), c’est le « bilan à travers l’histoire » qui rend concrète et très pertinente cette évocation de la révolution. Une révolution qui, comme le montre le livre, traverse l’histoire de la gauche latino-américaine, surtout depuis la révolution cubaine de 1959.

Sans chercher à innover sur le plan « scientifique », Patrick Guillaudat et Pierre Mouterde nous offrent une lecture « stratégique » des succès autant que des limites de la gauche latino-américaine, en ne s’attardant malheureusement que sur les trois pays susmentionnés. Bien qu’il s’agisse sans doute des trois pays qui ont poussé plus loin la logique révolutionnaire, on aurait apprécié une analyse articulant d’autre cas de virages à gauche qui ont répondu différemment à des défis stratégiques semblables. S’en tenir à trois cas permet néanmoins aux auteurs d’aller plus profondément dans le détail de l’analyse des changements ainsi que des limitations et des échecs qu’ont rencontrés ces trois expériences révolutionnaires.

La longue mise en contexte historique qu’on retrouve au premier chapitre, « L’histoire incandescente de la gauche latino-américaine », est très éclairante, en tant que bref rappel pour les spécialistes ou comme introduction pour les néophytes. Remontant jusqu’aux premières révoltes « indiennes », mais surtout aux premières organisations ouvrières, socialistes ou anarchistes, pour se rendre jusqu’au Forum de São Paulo, au zapatisme et à la nouvelle vague féministe du xxie siècle, en passant par les gouvernements nationaux-populaires des années 1920-1950, par les guerres de guérilla des années 1960-1980, par les résistances aux dictatures de Sécurité nationale marquées par le terrorisme d’État et par les démocraties sous tutelle et de marché qui les ont suivies, cette longue introduction historique permet de retracer la généalogie de l’imaginaire ou de la théorie et de la praxis révolutionnaire latino-américaine.

Malheureusement, bien que les auteurs reprochent avec raison aux différentes gauches ouvriéristes latino-américaines d’avoir longtemps marginalisé les questions autochtones de leurs agendas politiques, cette critique ne se traduit pas par une histoire qui prenne davantage en considération les nombreuses luttes autochtones qui, comme le montre entre autres Yvon Le Bot, dans La grande révolte indienne (Paris, Robert Laffont, 2009), ont jonché l’histoire des Amériques. Ces « révoltes indiennes » sont gommées par Guillaudat et Mouterde dans une histoire de la gauche qui ne s’attarde que sur les grands mouvements contre-hégémoniques, eux-mêmes hégémonisés par des paradigmes ouvriéristes, productivistes et statocentristes au sein desquels les luttes autochtones n’existent pratiquement pas.

On pourrait dire quelque chose de semblable pour les mouvements féministes qui, malgré une recon-naissance de principe par ces auteurs, n’apparaissent que de manière très superficielle et tardive dans le chapitre historique. Prétendant adopter un « point de vue global et par conséquent politique » (318), les auteurs en viennent à nier la perspective épistémologique des mouvements féministes, autochtones, noirs, etc., comme si ces mouvements n’avaient pas de perspective globale ou politique. « À l’heure actuelle, [nous
disent les auteurs,] la tendance domin-ante de la gauche consiste à ne voir la réalité du monde que fragmentée en mille et un morceaux et par conséquent à n’y répondre que par une infinité de stratégies et regards différenciés » (319).

La critique de cette diversité des tactiques atteint son paroxysme lorsque les auteurs en arrivent à se demander si cette « approche fragmentée » ne serait pas la cause de l’incapacité des gouvernements de gauche à s’attaquer directement au « mode de production capitaliste lui-même » (319). Curieux amalgame, lorsqu’on sait que l’un des reproches qu’on peut faire à ces gouvernements est d’avoir refusé de reconnaître, et même d’avoir criminalisé, plusieurs revendications autochtones, féministes, écologistes… D’autant plus curieux que le livre lui-même – dans les trois principaux chapitres portant chacun sur un des trois pays analysés (Venezuela, Équateur et Bolivie) – recense et critique les incapacités de ces gouvernements à intégrer les revendications des mouvements sociaux.

Hormis ce paradoxe, qui cantonne la réflexion des auteurs à des positions marxistes relativement éculées concern-ant la nécessaire unité de la lutte des classes, l’analyse critique des trois pays retenus n’en est pas moins riche, profonde et passionnante. Sans complaisance, et avec une connaissance intime de leur sujet, ces deux auteurs, qui n’en sont pas à leur première collaboration, nous exposent de manière très claire et bien documentée les différents moments de ces trois révolutions. D’abord, « Le Venezuela bolivarien » (chapitre 2) montre l’importance de l’élection de Chávez pour mettre un terme à l’hégémonie néolibérale des démocraties sous tutelle des années 1990. Ce chapitre aborde les différentes politiques de participation populaire (comme les Missions ou les Conseils communaux) ou encore économiques et diplomatiques (comme l’alba – Alliance bolivarienne pour les Amériques), de même que les limites de celles-ci, davantage redistributives que productives, comme pour le modèle national-populaire des années 1920-1950. Sans s’attaquer directement au mode de production capitaliste, les politiques de Chávez n’ont pas permis le développement d’un réel pouvoir populaire, capable d’assumer la révolution par le bas, notamment au moment des graves crises politiques, économiques, sociales et démographiques vécues par le Venezuela depuis sa mort en 2013. En se braquant sur des positions autoritaires, Maduro aurait préservé le régime mais pas la révolution.

« L’Équateur de Rafael Correa » (chapitre 3) montre parfaitement comment cette révolution citoyenne, qui a permis comme au Venezuela un processus démocratique de changement constitutionnel et l’émergence d’une démocratie sociale et « participative », s’est néanmoins dévoyée en fonction de l’extractivisme, de l’autoritarisme et du personnalisme de Correa. Le chapitre conclut en expliquant la victoire du candidat néolibéral de la droite, Guillermo Lasso, au deuxième tour des présidentielles, le 11 avril 2021, en fonction de la division du vote de gauche, réfractaire à l’autoritarisme corréiste. On s’explique mal, encore une fois, comment les auteurs en arrivent à critiquer cette gauche qui se serait « repliée sur des revendications sociales parcellaires : luttes syndicales, féministes, indigènes, combat contre l’extractivisme, etc. » (228). Bien que les auteurs appellent de leurs vœux « un projet politique global et émancipateur, susceptible de tirer les leçons du passé et de rassembler les revendications des différents mouvements sociaux » (228), ce souhait ne repose sur aucune force sociale ou politique concrète.

Le chapitre 4, « La Bolivie : Du triomphe d’Evo Morales au Coup d’État de 2019 », montre comment le processus de changement en Bolivie, plutôt que de ne reposer que sur le leadership d’un seul homme, émane d’une série de mouvements sociaux et politiques qui se sont coalisés autour de la candidature de Morales. C’est même autour de l’obstination de ce dernier à rester à tout prix à la présidence que s’est joué, sinon la « légitimité », du moins l’effectivité du coup d’État contre son gouvernement, pourtant dûment élu. La résistance à la répression sanglante du gouvernement putschiste de Jeannine Áñez a permis le retour du mas-ipsp (Mouvement vers le socialisme – Instrument politique pour la souveraineté des peuples) au pouvoir, avec une distance critique vis-à-vis l’ancienne garde, cependant, et avec l’expression de plusieurs tendances et dissidences de gauche provenant de divers mouvements sociaux.

La question se pose donc, après ces trois bilans parfaitement justes, pourquoi en arriver à critiquer la dissidence et la prolifération des luttes provenant des mouvements sociaux, alors que l’échec de ces processus révolutionnaires repose sur l’intention d’imposer une unité, nécessairement autoritaire, à la politique et la vie qui, elle, est nécessairement plurielle?

Ricardo Peñafiel

Université du Québec à Montréal


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2023v91.0029.