Labour / Le Travail
Issue 92 (2023)

Reviews / Comptes rendus

Jacinthe Michaud, Frontiers of Feminism: Movements and Influences in Québec and Italy, 1960–1980 (Vancouver: UBC Press, 2021)

L’ouvrage Frontiers of Feminism, de Jacinthe Michaud, s’intéresse à l’évolution des mouvements féministes québécois et italiens à partir de leurs marges, c’est-à-dire en mettant en lumière différentes forces qui ont façonné leurs transformations entre 1960 et 1980. Michaud se penche sur ce qu’elle nomme « [the] synergies and frictions, dialogues and confrontations » (7) entre les mouvements féministes et les groupes de gauche, ces points de rencontre ayant contribué à la définition des féminismes québécois et italiens. Ainsi, son approche s’éloigne d’autres historiographies qui se concentrent sur le rôle d’intermédiaire joué par les groupes féministes entre la population et les institutions gouvernementales. En proposant une « analyse généalogique transversale » (8), Michaud vient combler un vide historiographique, du moins au Québec, quant aux interactions entre le mouvement féministe et la gauche. Pour l’autrice, la notion de frontiers prend son sens à travers plusieurs articulations : d’abord entre le mouvement féministe et la jeunesse; entre le féminisme et le politique; entre le politique et la culture; entre le marxisme et la psychanalyse; et enfin entre l’individuel et le collectif (16–17).

L’étude de Michaud couvre trois décennies, des années 1960 aux années 1980. Il s’agit, pour l’autrice, de comprendre la transformation d’un mouvement politique (féminisme) en un mouvement social (mouvement des femmes). Michaud campe le féminisme en tant que mouvement politique dans une période de débats intenses avec la gauche – et particulièrement la tendance marxiste – qui prend fin au cours des années 1970. Son étude pose un regard comparatif sur le Québec et l’Italie. Sans occulter leurs différences, l’autrice note plusieurs similitudes entre les mouvements québécois et italiens qui justifient le choix de ces deux aires géographiques. Tous deux développent des spécificités liées à leur contexte national et sont marqués par les mouvements féministes aux États-Unis – particulièrement la tendance des consciousness raising – et en France, influençant les luttes dans lesquelles ils s’engagent (par exemple le salaire au travail ménager et l’avortement). De plus, les sociétés québécoise et italienne se perçoivent toutes deux comme homogènes selon la race, ce qui invisibilise la réalité de certaines femmes et crée une hiérarchie dans le mouvement féministe (7).

Une particularité de l’étude de Michaud réside dans le choix des sources. Elle amalgame des sources plus classiques – telles que des publications féministes et les archives des groupes – à une importante enquête orale. Parmi les sources écrites qu’elle mobilise, notons que certains documents ont été obtenus directement des femmes rencontrées, ce qui en fait des archives inédites. Pour le Québec, soulignons le choix d’analyser la revue féministe Marie-Géographie (publiée à Québec entre 1984 et 1987) qui a été jusqu’à présent peu étudiée par les historien.ne.s. Au Québec, elle a rencontré 25 femmes dont des représentantes de centres de santé des femmes, du Regroupement des centres de santé des femmes du Québec, de l’R des centres de femmes, du Regroupement des maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale, du Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel et deux représentantes du Ministère de la Santé et des Services sociaux. Ces entrevues ont été réalisées dans le cadre de sa thèse de doctorat. En Italie, elle a mené 15 entrevues avec des représentantes de la Libera università delle donne, de la Libreria delle donne, du collectif Nemisiache/Tre Ghinee, de l’Unione donne Italiane et avec des membres du Partito comunista Italiano. Ces informatrices ont été rencontrées à Milan, Naples et Sciacca (Sicile). Elle a également rencontré informellement des femmes à Rome, Milan, Naples et Padoue.

Après un premier chapitre introductif, Michaud débute son analyse avec une exploration de l’articulation entre femmes, jeunesse et mouvements de gauche. Elle traite de l’entrée de la jeunesse comme acteur politique dans les années 1960 et de l’influence des femmes dans les mouvements étudiants. Elle aborde ainsi le contexte culturel et politique dans lequel se développe le féminisme en synergie avec la gauche. Ensuite, elle aborde la question du travail ménager à travers deux discours émanant de la tendance marxiste, soit le refus du travail (refusal to work) et le salaire au travail ménager, le second s’avérant une critique du premier qui souligne la réalité des personnes sous-payées ou non rémunérées pour leur travail – souvent des personnes racisées, hommes et femmes. Se penchant particulièrement sur la campagne pour le salaire au travail ménager de Lotta Feminista (un groupe féministe italien), elle avance que ces militantes « were caught between two forces : the extra-parliamentary left and the feminist movement » (61). En effet, plusieurs militantes féministes sont réticentes face au salaire au travail ménager, de peur que celui-ci n’enferme les femmes dans leur rôle reproductif. Le chapitre suivant s’intéresse au double activisme des militantes féministes : « It looks at activists who were crossing back and forth, bringing the terrain of social struggles to feminism and articulating feminist demands and principles within the political movements of the left » (23). Ici, les mouvements italiens et québécois empruntent des chemins distincts : alors qu’en Italie le mouvement féministe s’engage dans une tendance séparatiste, le mouvement québécois s’organise davantage de manière autonome. Michaud note d’ailleurs que le concept de double activisme est absent au Québec, bien qu’on retrouve une certaine crainte de l’« infiltration » par les mouvances de gauche (83). Par la suite, l’autrice s’intéresse aux influences américaines et françaises sur les mouvements italiens et québécois et à la manière dont celles-ci contribuent à construire le sujet politique du féminisme. Si au Québec ces influences se sont exprimées simultanément, en Italie on retrouve plutôt un effet de vague, l’influence française suivant la tendance américaine. Le chapitre 6 se penche plus particulièrement sur la création des centres de santé des femmes (Québec) et des consultori (Italie). Ces cliniques féministes sont alors porteuses d’une théorie sur le corps et la sexualité des femmes et tentent – non sans difficulté – de faire le pont entre la lutte pour l’avortement et les pratiques d’autosanté féministe. Suit une analyse des modes d’organisation des groupes féministes – se démarquant des groupes de gauche et des syndicats – et de leur transformation au courant des années 1980. Au Québec, on passe à la création de groupes axés sur des services spécialisés et en dialogue avec l’État. En Italie, le mouvement continue de créer des espaces non-mixtes, sans attaches institutionnelles, qui se penchent surtout sur leurs dynamiques internes. L’avant-dernier chapitre de l’ouvrage propose de réfléchir aux rôles des productions culturelles dans les mouvements féministes. Michaud y aborde les revues et journaux comme espaces de construction identitaire et analyse le rôle du théâtre avec deux études de cas : l’œuvre de Jovette Marchessault et l’impact du collectif Nemesiache/Tre Ghinee. Enfin, le dernier chapitre de l’ouvrage s’intéresse à l’écriture de l’histoire des mouvements féministes, en partant de la volonté des militantes de documenter leur mouvement au lendemain des périodes de mobilisations de masse des années 1960 à 1980. Le titre de ce dernier chapitre, « Who should write our history? », souligne par ailleurs la proximité entre l’autrice et son objet d’étude, proximité qui transparait tout au long de l’ouvrage.

Pour finir, l’ouvrage de Jacinthe Michaud renouvelle le regard porté sur l’histoire du mouvement féministe au Québec, notamment à l’aune de sa comparaison avec son homologue italien. Plusieurs des sujets abordés par l’autrice sont peu traités par l’historiographie québécoise ou en sont absents, qu’on pense aux centres de santé des femmes, aux productions culturelles ou au concept de « double activisme ». Par ailleurs, l’ouvrage de Michaud présente les mouvements féministes dans toute leur complexité, par exemple en relativisant l’adoption de l’ensemble des groupes au projet épistémologique du consciousness raising. Elle aborde de front la question de la race à l’intérieur de la théorie féministe des années 1960–1980, une mise en relief nécessaire en 2023. Ainsi, cet ouvrage représente certainement un ajout considérable à l’historiographie.

Marie-Laurence Raby

Université Laval


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2023v92.0015.