Labour / Le Travail
Issue 92 (2023)
Reviews / Comptes rendus
Funké Aladejebi et Michele A. Johnson, Unsettling the Great White North. Black Canadian History (Toronto : University of Toronto Press, 2022)
Né du désir d’offrir une intervention au sujet de la construction de l’État canadien comme un espace géographique et démographique blanc, Unsettling the Great White North. Black Canadian History est une contribution audacieuse à l’historiographie afro-canadienne. Volumineux de plus de 600 pages, l’ouvrage comporte 21 essais d’auteur·e·s aux parcours variés. Les éditrices souhaitent interrompre le mythe de la bienveillance blanche qui est implanté dans l’imaginaire canadien. Pour ce faire, elles sollicitent l’expertise de bon nombre d’intellectuel·le·s. Historien·ne·s, conservatrice d’art, cinéaste, archéologue, avocate : ces représentant·e·s de diverses disciplines livrent un portrait complexe et nuancé de la présence noire sur le sol canadien. Les contributions ne se limitent pas à la reconnaissance de la présence afrodescendante au sein des institutions canadiennes. Au contraire, les essais démontrent que du fait de leur agentivité, les Afro-Canadien·ne·s sont essentiel·le·s dans la création de la nation canadienne et au sein de ces mythes. L’ouvrage se distingue par la pluralité des espaces représentés, la diversité des identités noires qui y sont soulignées, le renouvellement méthodologique proposé ainsi que l’articulation des analyses présentées avec les enjeux du présent.
En couvrant le 18e siècle jusqu’à nos jours, le livre insère l’expérience des personnes noires au sein d’événements qui sont périodisés à l’aide d’une chronologie eurocentrique. Malgré l’usage de cette périodisation coloniale, qui aurait pu être une limite du livre, les auteur·ice·s apportent de nouvelles perspectives temporelles à des événements qui ont été maintes fois étudiés par l’historiographie afro-canadienne. Notons par exemple le chapitre de l’historienne Michele A. Johnson, qui se penche sur le schème domestique caribéen entre les années 1910 et 1955 – un cadre temporel peu étudié par la littérature actuelle. L’ouvrage couvre plusieurs territoires, un atout considérant que l’une des lacunes de l’historiographie afro-canadienne est sa tendance à se limiter au cadre ontarien. Colombie-Britannique, Nouveau-Brunswick, Halifax, Québec, et même Alberta : le livre s’inscrit dans la reconnaissance de la pluralité des diasporas noires au Canada.
Les thématiques d’analyses choisies par les contributeur·ice·s sont prisés par les études en histoire afro-canadienne. Les chapitres portent entre autres sur les politiques d’immigration, sur les efforts communautaires des communautés noires, sur l’éducation et l’expérience des personnes afrodescendantes dans les structures scolaires, et sur les créations de diasporas. Alors qu’il aurait pu être répétitif d’analyser l’expérience afro-canadienne sous ces angles d’analyses, les chapitres se distinguent par l’originalité des thématiques soulignées. Le texte du sociologue Gillian Creese sur l’émergence et l’épanouissement d’une communauté afrodescendante à Vancouver – un espace où la présence des personnes noires est peu étudiée, contrairement à Toronto où à Montréal – en est un bon exemple, tout comme le chapitre sur le processus de ré-imagination et la reconstruction de l’identité rwandaise et sa diaspora à Toronto, à l’aide d’entrevues orales, par la professeure Anna Ainsworth.
Le renouvellement méthodologique est d’ailleurs un point clé de l’ouvrage, qui reconnaît la difficulté de recenser et d’historiciser les expériences des personnes noires au Canada en raison de la prédominance des sources créées et rédigées par des personnes blanches. Cependant, les auteur·ice·s sont en mesure d’utiliser ces sources pour détourner les perspectives occidentalocentrées, mais également pour transformer les conclusions tirées à la lecture de ces sources. C’est la pratique utilisée par l’archéologue et historienne Karolyn Smardz Frost, qui reprend des documents rédigés par des personnes blanches afin de renouveler les connaissances sur la vie et l’expérience des femmes noires en situation d’esclavagisme en Nouvelle-Écosse. La création de nouveaux savoirs dans l’historiographie afro-canadienne passe par l’usage de méthodologies alternatives afin de combler les silences qui sont laissés par les sources manuscrites. Ainsi, une section entière du livre est dédiée à l’apport de l’histoire orale aux études noires canadiennes et plus spécifiquement, à l’histoire des femmes noires au Canada. Selon Funké Aladejebi, le processus de narration « herstory » peut être perçu comme une pratique du féminisme noir du fait de sa nature politique et restaurative. L’enregistrement, l’écriture et l’interprétation de l’histoire des femmes noires à travers l’usage de sources orales confronte l’effacement historique de l’expérience de ces femmes, invisibilisation qui est une partie intégrante du narratif historique canadien. L’historien Wendell Nii Laryea Adjetey participe également à ce renouvellement méthodologique en appuyant son chapitre sur l’« interactional history », une méthode qui intègre l’histoire canadienne et l’histoire américaine afin de documenter les démonstrations de résistance et d’activisme anti-racistes et ainsi, insérer les efforts des personnes blanches et des personnes africaines nord-américaines dans une démarche transfrontalière. L’ouvrage collectif se caractérise également par son interdisciplinarité. Paul Watkins observe les écrits du poètes Waye Compton afin de documenter Hogan Alley, sa communauté et sa destruction. Le chapitre de Winfried Siemerling observe l’absence de reconnaissance de la diaspora noire au sein d’œuvres marquantes de la littérature québécoise. Il est entre autres question du roman Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy qui se déroule dans la Petite-Bourgogne mais qui évacue totalement la présence noire anglophone qui marque le quartier dans les années 1940. Il s’agit de l’une des rares mentions de la francophonie au sein du livre, qui n’est malheureusement pas traduit en français.
Unsettling the Great White North se distingue par son dévouement à ancrer les événements du passé au sein des mouvances du présent. Les deux derniers chapitres témoignent de ce désir d’inscrire des moments marquants et des processus actuels dans la compréhension plus large de l’identité noire canadienne. L’avocate Esmeralda M.A Thornhill débute son chapitre qui revisite la première fois qu’une juge noire canadienne fut accusée de biais racial par l’acquittement d’un jeune noir par une préface. Elle souligne que depuis la rédaction de son article en 2017, les enjeux raciaux se trouvent désormais à l’avant-scène de la conscience publique en raison du nombre grandissant de preuves qui mettent de l’avant des personnes noires, autochtones et racisées tuées et/ou brutalisées par la police au Canada et aux États-Unis. En conclusion de l’ouvrage, le professeur Daniel McNeil utilise sa propre expérience lors de sa demande de résidence permanente du Canada afin de questionner les biais qui sous-tendent les écrits au sujet des Afro-Canadien·ne·s, biais qu’il attribue au fonctionnalisme du pays.
Ultimement, Unsettling the Great White North s’inscrit à la fois dans la continuité et le renouvellement des savoirs en histoire afro-canadienne. Les personnes moins familières avec le champ ne sont pas oubliées, alors que le premier chapitre de l’historien Barrington Walker pose les jalons historiographiques de la discipline en soulignant la contribution de pionniers tels que Robin W. Winks et Daniel G. Hill. Cependant, l’ouvrage perpétue l’absence de contributions sur la francophonie noire au Canada, alors que la grande majorité des événements recensés se concentrent principalement sur l’expérience anglophone noire, ce qui le rend malheureusement lacunaire en ce sens.
Samia Dumais
Université Concordia
DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2023v92.0017.
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