Labour / Le Travail
Issue 92 (2023)
Reviews / Comptes rendus
Audrey Laurin Lamothe, Frédéric Legault, Simon Tremblay-Pepin, Construire l’économie postcapitaliste (Montréal : Lux, 2023)
Il est devenu un lieu commun aujourd’hui de critiquer les dérives du capitalisme, mais trop peu de livres osent s’aventurer dans la recherche d’alternatives à ce système. C’est là le grand mérite de l’ouvrage d’Audrey Laurin Lamothe, Frédéric Legault et Simon Tremblay-Pepin de « se pencher sérieusement sur cette question trop longtemps négligée par la critique : à quoi pourrait bien ressembler une économie postcapitaliste? » (8).
Les auteur·e·s proposent un livre à la fois clair, synthétique, accessible et stimulant présentant différents « modèles » socio-économiques remettant en question la propriété privée des moyens de production et l’économie de marché. La vaste majorité de ces modèles réhabilitent l’idée de planification économique, longtemps répudiée en raison des errances des régimes soviétiques du 20e siècle.
On découvre alors qu’il est possible d’imaginer une planification « démocratique » de l’économie, évitant les excès de centralisation, favorisant l’autogestion des milieux de travail, tout en coordonnant les décisions économiques à différentes échelles. Comment concrétiser ces objectifs? Nous ne pouvons résumer ici le fonctionnement détaillé de chaque système, mais voici un aperçu des modèles élaborés par des théoricien·ne·s peu connu·e·s dans le monde francophone.
Au chapitre 1, le modèle de la « coordination négociée » de Pat Devine et Fikret Adaman repose sur la « propriété sociale » des entreprises (distincte de la propriété privée ou étatique), de même que sur différentes instances de coordination : comités sectoriels, commission de planification, chambre d’intérêt, etc. Cette configuration complexe permet « un processus de délibération et un espace de conflit et de débat qui reconnaît l’existence d’intérêts divergents au sein de la société » (24). Ainsi, les décisions économiques ne découlent pas d’une agrégation de préférences individuelles ou d’un marchandage : « l’intérêt général […] est négocié par la délibération des intérêts concernés » (25).
Au chapitre 2, le modèle de l’économie participaliste développé par Michael Albert et Robin Hahnel repose sur des conseils de travail et des conseils locaux de consommation, le marché étant remplacé par un processus itératif de « planification participative » appuyé sur des agences de facilitation. « Ce jeu d’aller-retour entre les propositions permet une planification de l’allocation où tout un chacun a son mot à dire tout en évitant à la fois la prise de décision centralisée et autoritaire, et la prise de décision individuelle qui ne tient pas compte des autres acteurs » (55). Notons au passage que les auteur·e·s présentent pour chaque modèle une explication précise de chaque composante, le tout illustré par un schéma visuel facilitant la compréhension.
Dans le chapitre 3, le modèle de « planification informatique centralisée » de Paul Cockshott et Alin Cottrell met de l’avant l’idée que le progrès technologique permettrait de surmonter les problèmes de planification rencontrées jadis par l’urss. « La planification pourrait être optimisée par le biais d’algorithmes, du big data, de l’informatisation complète du processus de planification, d’un suivi en temps réel des activités de production et d’une gestion centralisée » (79–80). Si ce modèle donne beaucoup de pouvoir au bureau central de planification, il propose un aspect démocratique via des « organes représentatifs tirés au sort » et une forme de démocratie directe par des référendums électroniques.
Au chapitre 4, les modèles de « coordination démocratique multiniveaux » de David Laibman et de « démocratie générale » élaboré par Takis Fotopoulos sont présentés conjointement, en vertu de leur accent sur la décentralisation et l’autonomie. « Tous deux souhaitent préserver la capacité créative et indépendante des collectivités à faire leurs choix économiques et politiques à partir de leur réalité localement ancrée » (114). Fotopoulos amène aussi une distinction importante entre besoins et désirs, les premiers étant déterminés démocratiquement par des assemblées et satisfaits par des « bons », alors que les seconds sont laissés à des « marchés artificiels » afin de favoriser une plus grande liberté de choix.
Dans le chapitre 5, les auteur·e·s présentent le modèle de « planification ascendante » élaboré par Marta Harnecker, Michael Lebowitz et Victor Álvarez, lequel est inspiré de l’expérience des communes au Venezuela au début des années 2000. Ce modèle repose sur la socialisation démocratique des moyens de production, la remise en question de la division production/reproduction sociale et une forte décentralisation des compétences et ressources au niveau de l’État, pour favoriser une planification partant des communautés, communes et municipalités. Pour eux : « la planification ascendante n’est pas un processus spontané qui émerge sans effort du peuple. Il faut donc que des équipes de bénévoles, qui ont les compétences organisationnelles et techniques nécessaires, mobilisent et forment les habitantes et habitants des quartiers » (159).
Enfin, le chapitre 6 aborde l’« économie de communauté » proposée par les chercheuses Katherine Gibson et Julie Graham (connues sous le nom J.K. Gibson-Graham). Cette dernière proposition détonne avec les autres perspectives du livre, car elle ne repose pas sur la planification ni un modèle global visant à remplacer le capitalisme. Elle s’appuie plutôt sur « une démarche expérimentale de recherche sur les expériences collectives susceptibles de contribuer à la construction d’un futur postcapitaliste » (181). Gibson-Graham proposent de déconstruire l’imaginaire du « capitalocentrisme » en mettant de l’avant une « diversité économique » au-delà de l’entreprise privée, le travail salarié, l’échange marchand et la finance capitaliste : entreprises publiques, coopératives, bénévolat, monnaies alternatives, fiducies foncières communautaires, finance solidaire, etc. La transformation de l’économie s’effectue d’abord par le bien-être de la communauté : « la réappropriation du travail, des organisations, de l’échange, des usages et de l’investissement se conçoit à l’intérieur de la définition de ce bien-être » (202).
Dans l’exposition détaillée de ces différents modèles, Laurin-Lamothe, Legault et Tremblay-Pepin expliquent de façon pédagogique les rouages et forces de chaque proposition, mais également leurs limites, problèmes et angles morts : enjeu de l’innovation, oubli des connaissances tacites, trop de réunions, inefficacité, dépolitisation, excès de centralisation, localisme, prise en compte insuffisante de l’environnement, etc. Cela permet de nourrir le débat entre ces modèles via des objections, réponses aux critiques et nuances permettant de bonifier ces propositions. Cela dit, cela contribue aussi à laisser un certain flou sur le « bon » modèle à choisir, les auteur·e·s préférant ne pas privilégier un système parmi d’autres. « La diversité des modèles que ce livre a tenté de présenter permet d’adapter la proposition postcapitaliste à chacune des sociétés » (228).
Somme toute, cet ouvrage possède les défauts de ses qualités. Son style très didactique offre une lecture claire et pédagogique, mais qui souffre d’un manque de prise de position, à l’instar d’un manuel scolaire. Ensuite, si le livre met en lumière la diversité des économies postcapitalistes, on ne voit pas du tout comment assurer une transition du monde actuel vers celles-ci. « Le présent livre n’est pas un ouvrage de stratégie politique, il ne propose pas non plus de théorie du changement social » (226). Néanmoins, l’ouvrage a le mérite d’offrir un espace fécond pour élaborer de nouvelles stratégies anticapitalistes : « les modèles de planification démocratique de l’économie constituent un point de départ et non un point d’arrivée. Ils ouvrent des pistes de réflexion plus qu’ils n’offrent de dogmes à suivre » (228).
Jonathan Durand Folco
Université Saint-Paul
DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2023v92.0020.
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