Labour / Le Travail
Issue 92 (2023)

Reviews / Comptes rendus

Lola Zappi, Les visages de l’État social, Assistantes sociales et familles populaires durant l’entre-deux-guerres (Paris: Presses de Sciences Po, 2022)

Cet ouvrage fait suite à la thèse de doctorat de l’autrice à propos du Service social de l’enfance (sse). Situé dans la région parisienne, le sse a une action en deux volets : l’enquête et (au besoin) l’intervention auprès des familles. Son travail se fait en partenariat avec le tribunal pour enfants. C’est pour sa qualité de « laboratoire de l’action sociale » (19) que le sse a été choisi comme terrain d’enquête. L’autrice positionne le développement de ce service à une époque marquante tant en matière de l’évolution de l’action publique française que des théories et pratiques d’action sociale. Zappi cherche à « comprendre ce que la rencontre entre assistantes sociales et familles assistées révèle de la forme prise par l’État social durant l’entre-deux-guerres » (16). Afin de saisir cette rencontre dans toute sa complexité, Zappi fait appel à trois principales sources archivistiques : des dossiers d’enfants et de familles auprès desquels le sse a été impliqué; des dossiers d’étudiantes des écoles d’assistance sociale; des dossiers de bénéficiaires d’autres agences de service social parisiennes à la même période. Lorsque nécessaire, d’autres types de ressources sont mobilisés comme des articles de presse ou de la littérature grise. Organisé en quatre sections sous-divisées en neuf chapitres, Les visages de l’État social dresse un portrait fouillé du sse et par extension, de l’État social français en réalisant « une histoire de l’action publique, une histoire du travail et une histoire sociale de l’assistance » (16).

La naissance des services sociaux est d’abord retracée. L’autrice expose comment les services sociaux ainsi que le métier d’assistante sociale émergent entre les deux guerres mondiales. Pour ce faire, elle ne se limite pas au contexte français; pour présenter le développement du service social, elle mobilise notamment les écrits de Mary Richmond (États-Unis), figure incontournable des origines de la discipline. Dans une période marquée par une forte présence des œuvres charitables, le service social cherche à se distinguer en se modernisant et se rationalisant. L’emploi de la méthode d’enquête propre à l’assistance sociale et l’individualisation des interventions apparaissent comme des éléments importants de cette évolution. Malgré cette amorce de professionnalisation, le service social demeure une discipline dont la définition est incertaine. Dans ce contexte, les assistantes sociales, car ce sont uniquement des femmes, se retrouvent à naviguer entre posture vocationnelle et posture professionnelle.

La deuxième partie met en lumière la spécialisation de l’action sociale. Étant donné ses liens étroits avec le magistrat, le sse permet d’étudier un phénomène nouveau soit la « branche judiciaire de l’action sociale » (96). L’analyse de ce partenariat entre justice et action sociale permet d’illustrer comment le mandat du sse, originalement à cheval entre protection de l’enfance et prévention de la délinquance, s’est finalement positionné plus fermement du côté de la protection de l’enfance. S’ensuit une explication de la façon dont l’enquête effectuée par les assistantes sociales mène à identifier les enfants en « danger moral » et de ce fait permet de déterminer quelles familles deviendront des destinataires de l’intervention. Le concept de « danger moral » ne va pas de soi, il est en redéfinition durant la période étudiée. Il apparaît tout de même évident que l’on ne peut parler du public du sse sans parler des familles populaires.

La troisième partie se concentre sur la relation d’assistance qui s’amorce une fois l’enquête réalisée. Cette assistance s’effectue autant auprès de familles dont les enfants sont placés qu’auprès des familles dont l’enfant demeure au domicile familial. L’intervention des assistantes sociales se fait dans une optique d’éducation. Celles-ci cherchent à « rééduquer les familles populaires tout en les armant contre les risques sociaux qui les guettent » (207). L’action des assistantes sociales s’étend dans de multiples sphères de la vie des mineurs (leur lieu de travail ou leurs relations amoureuses, par exemple). Même si leur travail implique une grande intrusion dans la vie des bénéficiaires, les assistantes sociales ne disposent pas toujours de l’autorité (ni des moyens légaux) qui leur permettrait d’atteindre les objectifs déterminés durant l’enquête. De plus, comme l’autrice le précise de façon éloquente, la relation d’assistance ne se fait pas à sens unique. Bien que celle-ci puisse être qualifiée de « domination rapprochée », les parents et enfants visés par l’intervention mobilisent des stratégies pour y résister ou s’y conformer à leur façon. Ils ne sont pas seulement objets de l’intervention, ils en sont des acteurs.

La quatrième section s’éloigne du sse pour s’intéresser à l’ensemble des services sociaux français de l’entre-deux-guerres. Elle porte sur les assistantes sociales en tant qu’émissaires de l’État social. L’autrice décrit le contexte parisien des années 1930 marqué par un mixed economy of welfare. Au moment où l’État vote des lois pour élargir le régime de protection sociale, les tensions sont visibles entre les services privés et publics, entre la gauche et les agences catholiques. L’État reconnaît désormais le diplôme d’assistante sociale et requiert un nombre de plus en plus grand d’entre elles. Néanmoins, ce plus grand intérêt de l’État à l’endroit du service social influence le développement du métier. Celui-ci adopte une orientation médico-sociale plus en lien avec le rôle que l’on veut faire jouer aux assistantes sociales dans le cadre de la gestion des prestations sociales. Zappi explore comment ce mouvement d’institutionnalisation des services sociaux couplé à l’augmentation des problèmes sociaux causée par la crise économique se vit sur le territoire parisien. Il s’avère que la coordination des services offerts par de multiples agences chargées d’encadrer l’allocation de différentes prestations sur un territoire vaste ne se fait pas sans heurts. Malgré tout, sur le terrain, il semblerait qu’en général la figure de l’assistante sociale soit vue positivement par les familles.

Par cette analyse sur quatre niveaux, l’autrice parvient à démontrer comment « les assistantes sociales doivent être considérées non seulement comme des agents intermédiaires chargées de diffuser les normes de l’État auprès des classes populaires, mais également comme des actrices participant à la fabrique même de l’État social » (331). Tout au long de l’ouvrage, l’autrice met en évidence que l’État social et le service social n’évoluent pas en vase clos : ils s’influencent mutuellement. Plus encore, elle démontre comment le contexte français se distingue d’autres contextes nationaux, faisant ainsi la preuve que les institutions ne sont pas des entités hors du monde social, mais en font partie intégrante et en sont traversées. L’autrice n’hésite pas à solliciter des notions de diverses disciplines pour éclairer les phénomènes observés dans les archives. Cela est particulièrement pertinent quand elle étudie la relation entre les assistantes sociales et familles suivies par le sse. Elle explore en effet « l’ambiguïté constitutive du travail social » (13) : la tension entre le rôle de contrôle et le rôle de care. Il aurait été intéressant de lire les propos des familles concernant cet aspect de la pratique (ce qui était malheureusement absent des archives), mais l’utilisation de références contemporaines sur le sujet est éclairante. Finalement, en plongeant dans l’intimité de la rencontre d’intervention tout en dressant un portrait riche du contexte historico-social de la création de l’État social français, ce livre saura intéresser tant le lectorat qui s’intéresse à l’histoire des institutions qu’à celle des pratiques et enjeux du travail social.

Andréanne Courtemanche

Université du Québec à Montréal


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2023v92.0023.