Labour / Le Travail
Issue 92 (2023)

Reviews / Comptes rendus

Adam Reich et Peter Bearman, Working for Respect: Community and Conflict at Walmart (New York : Columbia University Press, 2018)

Working for Respect: Community and Conflict at Walmart revient sur l’expérimentation dirigée en 2014 par Adam Reich et Peter Bearman à l’université de Columbia, autour d’un cas d’organisation des travailleur.se.s  précaires ayant porté ses fruits. Ce programme intitulé Summer for Respect, en référence au Freedom Summer de 1964, cible ici l’association de travailleur.se.s du géant de la distribution, our Walmart (Organization United for Respect at Walmart – ow) qui tente alors d’organiser les salarié.e.s autour de deux principales revendications : une revalorisation du salaire minimum et un traitement digne par leur encadrement. Ainsi, l’appel à la liberté des militants des droits civiques dans le sud laisse place dans cet effort d’organisation syndicale (ow a été fondé et dans un premier temps financé par ufcw) à un appel au respect des salarié.e.s du plus grand employeur privé du monde, connu pour ses prix bas comme pour ses entraves au syndicalisme. Ces dernièr.e.s souhaitent tout autant être traité.e.s avec respect que voir leur salaire revalorisé tout en se heurtant par ailleurs jusqu’à présent à un contexte syndical qui aurait largement contribué à désarmer leur imaginaire.

La trame de l’ouvrage, centrée sur l’analyse des raisons de l’émergence des mobilisations ow, interroge la notion de respect, au cœur des revendications, comme les liens qui unissent les travailleur.se.s  investi.e.s dans ce conflit. Cette approche inductive est déployée par les auteurs aussi bien au sein de la multinationale que du syndicat, partant d’intuitions pour saisir le monde du travail et les salarié.e.s de Walmart dans toute leur épaisseur sociale. Reich et Bearman s’appuient sur une méthodologie foisonnante par sa taille et sa diversité : les terrains ethnographiques menés dans cinq métropoles par leurs étudiant.e.s, l’usage de big data et des neurosciences cognitives visant à mieux comprendre l’émergence de solidarités, le rôle joué par les liens amicaux et communautaires dans l’organisation des travailleur.se.s et plus largement, dans la cohésion des groupes au cours de cette campagne. Leur ouvrage est structuré en sept chapitres s’attachant chacun, dans une perspective ancrée, à répondre aux interrogations toujours plus fines suscitées par leur cheminement réflexif glissant d’une thématique à l’autre autour de l’organizing, de la construction de liens de solidarité parmi les travailleur.se.s du bas de l’échelle, au sein d’un bastion de l’antisyndicalisme et face à des pratiques discriminatoires envers ses salarié.e.s, femmes et travailleur.se.s  racisé.e.s en tête.

Dans le premier chapitre, les auteurs s’intéressent aux trajectoires des salarié.e.s de Walmart ou « Associé.e.s », et au sens qu’elles et ils confèrent à leur travail et à leur emploi. Abordant ces derniers à travers des portraits réalisés par leurs étudiant.e.s engagé.e.s dans le projet (dont l’histoire individuelle et familiale est elle aussi beaucoup plus hétérogène que celle de leurs aîné.e.s ayant participé au Freedom Summer un demi-siècle plus tôt), les auteurs nous offrent un regard singulier car multiple, liant micro et macro, et devenant transversal : on y découvre les observations des étudiant.e.s impliqué.e.s comme leurs questionnements situés, ceux d’une partie des nouvelles classes privilégiées, étudiant dans une université de la Ivy League tout en ayant des parents migrants ou ayant milité pour les droits civiques, le tout dans l’Amérique d’Obama, que beaucoup pensaient post-raciale. Ces retours de terrains soulignent la variété des parcours rencontrés mais aussi la rareté des opportunités professionnelles disponibles avant leur embauche, rendant à priori improbable l’émergence d’une telle conflictualité. Walmart apparaît même particulièrement attractif à l’embauche pour des employé.e.s peu enclin.e.s à risquer de replonger dans l’incertitude et la grande précarité.

Le second et le troisième chapitre s’intéressent à l’activité de travail au sein des grandes surfaces. Les tentatives de construction d’un sentiment de communauté par les salarié.e.s s’appuyant sur leur créativité, le collectif de travail et les liens avec la clientèle locale, se voient opposer un management et des dispositifs de mise au travail constituant le « Walmartisme » : sous dotation en heures des salarié.e.s, contrôle managérial permanent, faible pouvoir des employé.e.s sur le marché du travail, rapports ambigus avec les clients endossant de manière croissante le rôle de roi dans le discours managérial et de co-contrôleur dans les faits, activité quotidienne qui consiste à produire en juste à temps avec le sourire. Ce dispositif socio-technique participe largement au développement d’un sentiment d’injustice face aux traitements arbitraires vécus et observés par les travailleur.se.s sur leur lieu de travail.

Dans le quatrième et le cinquième chapitre, Reich et Bearman reviennent sur l’histoire du mouvement ouvrier nord-américain. Selon les auteurs, l’imaginaire des salarié.e.s d’aujourd’hui est appauvri après des décennies de bureaucratisation des syndicats en réponse à l’opposition ferme des employeurs et de l’État. Il s’agit ainsi pour ces derniers de sortir d’un cadre de relations interindividuelles pour parvenir à des liens de solidarité au sein d’un groupe, de générer une émulation entre individus à grande échelle, nécessaire pour inverser le rapport de force entre capital et travail. C’est ainsi que les auteurs s’attachent aux retours d’expérience de leurs étudiant.e.s ayant observé, à travers le pays, une variété d’approches de l’organizing, de la solidarité et de l’action collective. Ainsi, en s’appuyant sur une combinaison de données variées (entretiens, webscrapping autour de la création de groupes de discussion entre travailleur.se.s en ligne, et plus surprenant encore, scintigraphies cérébrales), les auteurs parviennent à distinguer les liens d’amitié et de confiance (identifiant la sollicitation de parties distinctes du cerveau), insistant sur cette distinction auprès des chercheurs et des organizers : l’amitié est un lien trop faible pour construire un mouvement fort et durable comparé à des liens communautaires comme la confiance et la solidarité.

Enfin, dans le sixième et le septième chapitre, les auteurs s’intéressent au futur du mouvement ouvrier au regard des possibilités offertes par l’usage des nouvelles technologies comme contribution au développement d’une communauté et d’un pouvoir parmi les salarié.e.s des services à bas salaire. Pour les auteurs, le problème pour ow est celui de l’échelle, qui rend difficile pour les travailleur.se.s  la construction d’une communauté, en ligne comme sur le lieu de travail. ow est malgré tout parvenu à le faire avec succès lorsque ufcw a mis fin à son financement l’année même du Summer for Respect en travaillant à créer des liens dans ces espaces en ligne en se les appropriant afin de faciliter la construction d’un pouvoir collectif. Les auteurs observent ainsi une communauté en ligne traversée par une tension entre l’action collective et la volonté individuelle de se sentir mieux où une modération concertée comme des liens solides entre organisation en ligne et hors ligne favorisent un cadre à la fois percutant et durable.

Cet ouvrage nous amène ainsi à penser la production de savoirs utiles à la sociologie publique, et nous invite à dépasser les débats internes aux relations professionnelles/industrielles et à la sociologie du travail en proposant un ensemble de méthodes de recherche autour d’une théorie ancrée englobant les principales dimensions de la conflictualité : trajectoire, rapport au travail et à l’emploi, nature du contrôle et de la domination sur le lieu de travail, travail syndical, stratégies et pratiques de l’organisation des travailleur.se.s  avec en filigrane la nature des liens tissés entre salarié.e.s, mais aussi avec les organizers, étudiants et chercheurs aux profils sociaux très variés, et ce que ces liens permettent ou non dans un contexte de conflit de travail.

On pourrait reprocher à l’ouvrage de Reich et Bearman de ne pas insister davantage sur le rôle de la dégradation des conditions de travail et d’emploi chez Walmart depuis le début des années 2000. Cette dernière est plus largement le reflet d’une crise profonde de la grande distribution ainsi que de l’émergence rapide de nouveaux canaux de distribution tels que le e-commerce. Ainsi malgré un taux de roulement de la main d’œuvre élevé, beaucoup de salarié.e.s de Walmart continuent de graviter autour des industries de main-d’œuvre à bas salaire, le plus souvent dans les services. Ce contexte renvoie à d’autres approches complémentaires comme Fight for $15 initiée en parallèle par seiu, recentrée sur les emplois à bas salaire et fédérant un ensemble de luttes liées (logement, santé, éducation, justice). Plus récemment les luttes menées par les salarié.e.s d’Amazon, Apple, Starbucks, mais aussi rei, Instacart et Wholefoods, exacerbées par la crise sanitaire, soulignent toujours davantage l’importance de la prise en compte des rapports sociaux de domination liés au genre, à la race et à la classe sur le lieu de travail. Un demi-siècle après le mouvement des droits civiques, la richesse de l’analyse s’appuyant sur une confrontation de mondes sociaux très contrastés autour d’un conflit de travail inédit, dans un bastion de l’antisyndicalisme, à chaud, permet de saisir brillamment la complexité des rapports sociaux traversant aujourd’hui le travail. La quête de créativité, de liens communautaires, de reconnaissance et de respect présente des défis majeurs à la fois pour les travailleur.se.s et pour le mouvement syndical.

Mathieu Hocquelet

Centre d’Etudes et de Recherches

sur les Qualifications (Céreq)


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2023v92.0025.