Labour / Le Travail
Issue 92 (2023)

Reviews / Comptes rendus

Barbara C. Allen, éd., The Workers’ Opposition in the Russian Communist Party: Documents, 1919–30 (Chicago : Haymarket Books, 2022)

Quel rôle les syndicats devraient-ils jouer dans la gestion d’une économie? Quelle devrait être la nature de leurs relations avec le Parti Communiste? Pour les membres de l’Opposition ouvrière en Russie soviétique – un pays dont l’économie a été récemment ravagée par la Grande Guerre de 1914–1918 et la guerre civile qui s’en est suivie –, la réponse à cette double question ne fait aucun doute : forts de leurs multiples expériences, seuls les syndicats – et en particulier ceux représentant les métallurgistes – doivent assumer la lourde responsabilité de remettre l’économie sur ses rails. Un scénario contraire, estiment-ils sans compromission aucune, donnera à un nombre grandissant de bureaucrates (pour plusieurs, ambitieux carriéristes et petits-bourgeois tout récemment admis au sein du parti) un pouvoir décisionnel qu’ils ne méritent tout simplement pas. Les leaders du Parti Communiste (Lénine, Zinoviev, Trotsky, et Boukharine), toutefois, ne partagent pas une telle opinion. Ces derniers accusent donc l’Opposition ouvrière de promouvoir le syndicalisme et l’anarchisme et, conséquemment, de diviser le parti. Pour Lénine, en particulier, les ouvriers et leurs représentants syndicaux ne sont pas prêts, en raison de leur manque d’éducation, à gérer la relance de l’économie soviétique. Il préfère plutôt confier cette tâche à des fonctionnaires possédant de solides connaissances, tant théoriques que pratiques, en matière de fonctionnement d’une économie. L’enjeu est de taille, et les deux camps en sont fort conscients : « worker mastery over production » ou « worker subordination to production » (3). Bien que défaits et censurés au dixième congrès du Parti Communiste en mars 1921 (au cours duquel, incidemment, Lénine introduit, puis impose la Nouvelle politique économique – la nep – qui fait une place importante à l’entreprise privée, tant à la ville qu’à la campagne), les leaders de l’Opposition ouvrière (Shliapnikov, Medvedev, et d’autres) n’en continuent pas moins à défendre leurs points de vue – une opération risquée, en raison de la condamnation formelle de tout factionnalisme à l’intérieur du parti à ce même congrès.

Barbara C. Allen (La Salle University), l’auteure d’une remarquable biographie d’Aleksandr G. Shliapnikov parue en 2015, mérite de chaleureuses félicitations pour l’indéniable qualité de ses traductions du russe à l’anglais – un exercice qui requit une somme de travail absolument colossale et pour lequel étudiants et enseignants au niveau universitaire lui seront grandement redevables. Le plus grand mérite de cette collection de documents est de faire partager aux lecteurs les convictions, voire même la passion viscérale de ces opposants, en particulier leurs véritables cris du cœur en faveur de l’urgente nécessité de donner aux ouvriers un rôle prédominant dans les multiples comités du parti, d’introduire davantage de démocratie et de débats à l’intérieur d’un parti démoralisé et devenu languissant, de recentrer ce dernier sur l’essentiel – « We should conquer all difficulties only through the masses and together with them. All other paths lead to bankruptcy » (33 – A. G. Shliapnikov, 27 mars 1919) –, et de remplacer le plus tôt possible la nep en faveur d’une industrialisation à la fois rapide et menée sur une large échelle. Très peu de lecteurs, cependant, auront la patience et le courage de lire dans sa totalité cet énorme bouquin de près de 950 pages, et cela pour deux raisons principales. À regret, Allen a choisi de n’introduire qu’une seule voix aux débats, celle de l’Opposition ouvrière. Un tel choix, quoique compréhensible, n’en demeure pas moins discutable, puisqu’il entraîne d’inévitables répétitions. Un seul exemple devrait suffire pour illustrer cette lacune : celui de l’allocation de contrats pour l’importation de locomotives, de wagons, et de rails à des firmes étrangères (allemandes et suédoises dans ce cas-ci) qui, estime l’Opposition ouvrière, constitue une décision regrettable puisqu’elle privera de travail des ouvriers soviétiques qui possèdent toutes les qualifications requises pour accomplir une telle tâche. En outre, l’auteure aurait eu grandement avantage à mieux contextualiser l’ensemble de sa documentation en présentant d’une façon beaucoup plus élaborée les positions de leurs opposants – Tomsky, Zinoviev, et Boukharine, en tout premier lieu.

Davantage un ouvrage de référence qu’une monographie traditionnelle, The Workers’ Opposition illustre très bien la tragédie que vécurent un grand nombre d’ouvriers aux surlendemains de la prise du pouvoir par les bolchéviques – à savoir l’impossible actualisation des promesses faites et, plus encore, des certitudes longtemps nourries par le prétendu caractère scientifique de l’idéologie marxiste. Le destin de deux hommes illustre à merveille leur inévitable et mutuelle incompréhension : Shliapnikov, un ouvrier métallurgiste de métier d’abord et avant tout et un idéaliste à la fois inconditionnel et têtu, et Lénine, un intellectuel marxiste qui a beaucoup écrit au sujet du prolétariat, mais qui n’a jamais vraiment su, ni compris, ce que c’était que d’être un col bleu, car une telle réalité n’a jamais fait partie de son vécu quotidien. Plusieurs lecteurs se rappelleront sans doute l’expression célèbre qui existait déjà dans la Grèce antique – « il y a loin de la coupe aux lèvres »!

J.-Guy Lalande

St. Francis Xavier University


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2023v92.0030.